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Perspectives

Un employé a-t-il des attentes raisonnables en matière de vie privée lorsqu'il utilise son ordinateur du travail pour gérer une association caritative?

Toronto (City) v. CUPE, Local 79 (Wright Grievance) [2016] O.L.A.A. No. 445

Le 21 novembre 2016, Gail Misra, une arbitre de griefs de l'Ontario, a dû déterminer si le droit d'une employée au respect de sa vie privée au titre de l'ensemble des renseignements biographiques de l'utilisateur, selon ce qu'a arrêté la Cour suprême du Canada dans la décision R. c Cole, s'applique aux documents relatifs à l'association caritative que dirigeait l'employée en question. Plus particulièrement, l'arbitre devait déterminer si la Ville de Toronto (la « Ville »), l'employeur en cause, pouvait invoquer ces documents pour procéder au congédiement pour cause juste et suffisante de l'employée.

La plaignante, Sebrina Wright, avait travaillé pour la Ville pendant deux ans, de 2010 à 2012. Elle avait été congédiée après une enquête de six semaines qui visait à déterminer si elle avait utilisé des ressources de la Ville et pris du temps de travail pour gérer une association caritative. La plaignante n'avait pas indiqué qu'elle prenait part aux activités d'une association caritative lorsque la Ville l'avait engagée. Dans le cours de l'enquête, elle a tout d'abord nié avoir utilisé les ressources de la Ville pour voir au bon fonctionnement de l'association caritative en cause, mais a reconnu l'avoir fait pendant ses pauses; par la suite cependant, elle a déclaré avoir passé du temps de travail à s'occuper de l'association.

La décision de l'arbitre portait sur un certain nombre de questions, notamment sur le fait de savoir si le congédiement était justifié et si la Ville avait violé les droits de la personne de la plaignante. Nous analyserons ci-après les questions soulevées au chapitre du respect de la vie privée.

La question du respect de la vie privée

La Ville entendait se fonder sur plusieurs courriels et pièces jointes que la plaignante avait envoyés à son adresse courriel personnelle à partir de son compte professionnel; la Ville voulait établir que la plaignante avait géré l'association caritative pendant ses heures de travail. Les courriels en question avaient été envoyés en une heure, peu de temps avant que la plaignante eut été congédiée mais après qu'elle eut appris qu'on menait une enquête à son sujet. Les pièces jointes aux sept courriels comprenaient un certain nombre de documents portant sur l'association caritative, le curriculum vitæ de la plaignante et celui de son mari, ainsi que des démarches de recherche d'emploi.

Il semble que les documents aient été envoyés à partir du lecteur H de l'ordinateur de la plaignante, lecteur réseau que chaque employé de la Ville utilisait pour stocker les documents courants. La plaignante aurait vidé ce lecteur après avoir envoyé les courriels en cause.

Le syndicat, au nom de la plaignante, a argué que la Ville ne pouvait, en raison du droit à la vie privée consacré par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Cole, se fonder sur ces courriels et pièces jointes pour établir que le congédiement était justifié. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que l'utilisation personnelle par un enseignant d'un ordinateur portatif fourni pour les besoins du travail produisait des « renseignements qui sont significatifs, intimes et reliés organiquement à l'ensemble de ses renseignements personnels », et que ces renseignements étaient protégés contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, en vertu de l'article 8 de la Charte.

En particulier, le syndicat a fait valoir que l'attente raisonnable en matière de vie privée était établie par le fait que le mari de la plaignante lui avait envoyé les documents. Il s'est appuyé sur la décision de l'arbitre Ponak dans SGEU v Unifor Local 4811, dans laquelle on a conclu que l'employeur (SGEU) ne pouvait se fonder sur les courriels échangés entre l'employé et son épouse, lesquels semblaient démontrer qu'il faisait partie d'un gang de motards, pour mettre fin à son emploi. Le syndicat a aussi fait valoir que l'activité elle-même, soit gérer une association caritative chrétienne, méritait d'être protégée.

De son côté, la Ville a soutenu que les employés ne devraient pas avoir d'attente raisonnable en matière de vie privée pour ce qui est des courriels en cause, en raison de la teneur non équivoque des politiques régissant les TI, dans lesquelles on indiquait que l'on surveillerait l'utilisation que fait un employé des ressources en TI de la Ville, ce qui comprenait les courriels et la consultation d'Internet. Qui plus est, bien qu'une utilisation personnelle limitée et occasionnelle ait été autorisée, on précisait dans les politiques que cette utilisation ne devait avoir lieu que pendant les pauses et qu'elle ne devait pas servir au profit personnel de l'employé. Tous les employés étaient formés quant à la teneur de ces politiques et devaient reconnaître par écrit qu'ils avaient pris connaissance des politiques de la Ville.

La Ville a également fait valoir que les documents qui ont trait à la direction d'une association caritative ne faisaient pas partie de l'ensemble des renseignements personnels de la plaignante et que, comme tels, ils n'étaient pas protégés par le droit à la vie privée reconnu dans l'arrêt R c. Cole.

L'employée avait-elle une attente raisonnable en matière de vie privée?

Pour déterminer si l'employée avait une attente raisonnable en matière de vie privée quant aux documents qu'elle s'était envoyés par courriel, l'arbitre a tenu compte des politiques que la Ville avait mises en place au sujet de l'utilisation des documents en question en milieu de travail.

L'arbitre a conclu que les politiques de la Ville limitaient considérablement toute attente en matière de vie privée que la plaignante aurait pu avoir quant aux documents sauvegardés sur le lecteur H. En outre, toute attente en matière de vie privée ne pouvait être plausible du fait que la plaignante s'était envoyé à elle-même les courriels contenant les pièces jointes alors qu'elle savait que ses actes faisaient l'objet d'une enquête.

L'arbitre a aussi tenu compte des documents comme tels. Elle a conclu que ceux qui portaient sur les activités de l'association caritative de la plaignante ne devraient pas être vus comme faisant partie de l'ensemble des renseignements personnels de l'intéressée. En outre, le fait que le mari de la plaignante lui avait peut-être envoyé les documents par courriel ne changeait pas le caractère des documents en question.

L'arbitre a aussi conclu que la Ville avait mené son enquête d'une manière raisonnable et qu'elle n'avait pas cherché à se fonder sur des renseignements ayant trait à l'ensemble des renseignements personnels de l'intéressée :

[traduction] La Ville a agi avec circonspection en ne se fondant que sur sept courriels qui provenaient du compte que la plaignante avait comme employée de la Ville. Ces courriels avaient été envoyés après le début de l'enquête et la plaignante savait que la Ville surveillait ses actes. Ils avaient directement trait aux questions en cause en l'espèce.

L'arbitre a également déclaré que le fait que les documents de la plaignante avaient trait aux activités d'une association caritative chrétienne n'avait pas pour conséquence de les protéger pour ce qui est de la vie privée.

La Ville pouvait donc se fonder sur les documents qui avaient trait aux activités de l'association caritative pour établir que la plaignante avait utilisé à mauvais escient les ressources de son employeur.

Selon l'arbitre, d'autres documents, notamment le curriculum vitæ de la plaignante et ses recherches d'emploi, faisaient partie de l'ensemble des renseignements personnels de l'intéressée et devraient être exclus.

En fin de compte, l'arbitre a maintenu le congédiement et rejeté la plainte présentée par la plaignante au titre du respect des droits de la personne.

Conclusion

Il s'agit d'une autre décision dans laquelle le droit à la vie privée établi dans l'arrêt R c Cole devait être précisé à la lumière du droit d'un employeur de gérer le milieu de travail et de procéder à une enquête. Cet équilibre à trouver fera vraisemblablement partie de toute cause où l'employeur voudra faire valoir son point de vue en se fondant sur des documents et des courriels obtenus après que l'ordinateur qu'un employé utilise au travail eut fait l'objet d'une fouille.

En l'espèce, la décision portait principalement sur le fait de savoir si les documents eux-mêmes faisaient partie de l'ensemble des renseignements biographiques de l'employée ou de l'enquête comme telle. L'arbitre a en effet conclu que la Ville avait adopté de solides politiques régissant les TI et mis en place une formation rigoureuse à cet égard, et qu'elle ne s'était fondée que sur un nombre limité de documents obtenus après que des mesures eurent été prises en matière d'enquête.

Cette décision souligne l'importance de tenir compte des questions de vie privée lorsqu'on procède à une enquête qui met en cause l'ordinateur qu'un employé utilise au travail; il faut également voir à ce que les employés soient formés au sujet des politiques en matière de TI qu'a adoptées l'employeur. Il se peut qu'en l'absence de politiques rigoureuses, une enquête dont la portée est excessive produise une preuve importante qui serait néanmoins jugée inadmissible.


1 Saskatchewan Government and General Employees Union v Unifor Local 481, 2015 CanLII 28482

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