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Perspectives

La cour d’appel de l’Alberta rejette l’interprétation étroite du critère irving justifiant des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool

La décision de principe de la Cour suprême du Canada concernant l’équilibre entre le droit à la protection de la vie privée des employés et l’imposition de tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool dans un milieu de travail critique pour la sécurité est l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée (« Irving »), qui a été rendue en 2013. Dans cet arrêt, la Cour suprême a statué que la politique relative aux tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool à la source du litige contrevenait au droit à la protection de la vie privée dévolu à l’employé et ne se justifierait que lorsqu’existeraient :

  1. un lieu de travail dangereux; et
  2. des risques accrus pour la sécurité, comme un problème généralisé d’alcoolisme ou de toxicomanie en milieu de travail1.

La Cour suprême a explicitement déclaré dans Irving que sa décision ne signifiait pas qu’un employeur ne pouvait jamais imposer de tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool en milieu de travail2. Toutefois, après la décision, il était difficile de déterminer quel niveau de preuve satisferait aux critères en question.

La question de savoir quels éléments de preuve un employeur doit rassembler pour démontrer « un problème généralisé d’alcoolisme ou de toxicomanie en milieu de travail » a été mise en évidence dans la décision Suncor Energy Inc Unifor Local 707A (« Suncor v Unifor »), rendue par la Cour d’appel de l’Alberta. La Cour a réaffirmé qu’il était possible de justifier des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool dans certains cas et a fourni des indications utiles sur la question de savoir à quel moment il est possible de le faire.

Contexte

Selon la politique relative à la consommation de drogue et d’alcool en litige dans Suncor v Unifor, les employés de l’exploitation des sables bitumineux de Suncor qui occupaient des postes critiques pour la sécurité étaient tenus de se soumettre à des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool. En l’espèce, la question en litige était de savoir si la politique de Suncor pouvait être justifiée, compte tenu de la violation du droit à la vie privée des employés qu’entraînait l’imposition des tests. La première composante du critère Irving, à savoir si le milieu de travail était dangereux, n’était pas contestée. Toutes les parties ont reconnu la dangerosité du milieu de travail.

Voulant démontrer qu’elle avait respecté la seconde composante du critère Irving, Suncor a présenté au conseil arbitral des éléments de preuve qui mettaient en lumière des problèmes d’abus d’alcool ou de drogue dans ses installations. À un certain moment, Suncor employait aux installations en cause environ 10 000 personnes, dont 3 383 travailleurs syndiqués représentés par Unifor, 2 963 travailleurs non syndiqués et le reste, des employés contractuels. Au bout du compte, le conseil arbitral a rejeté la quasi-totalité de la preuve de Suncor concernant les problèmes d’abus de drogue ou d’alcool en milieu de travail, étant donné que la preuve associée aux incidents mettait en cause la totalité des 10 000 employés de la société et ne précisait pas si les membres de l’unité de négociation étaient visés. Le conseil arbitral a indiqué qu’il lui était impossible de rendre une décision qui contreviendrait au droit à la vie privée d’un groupe limité d’employés, en l’occurrence les membres de l’unité de négociation, puisqu’il n’était pas en mesure de dire de manière définitive, à la lumière de la preuve, que ces employés faisaient partie du problème d’abus de drogue ou d’alcool3. Ainsi, le conseil arbitral a conclu que Suncor n’avait pas démontré l’existence d’un problème important de consommation abusive d’alcool ou de drogue en milieu de travail et que, par conséquent, elle ne répondait pas à la seconde composante du critère Irving4.

Lors de la révision judiciaire, la Cour du Banc de la Reine a conclu que la décision du conseil arbitral était déraisonnable parce que, d’une part, celui‑ci n’avait pas appliqué correctement le critère Irving en exigeant de Suncor qu’elle démontre qu’il y avait un problème « important », plutôt que « généralisé »5, et que, d’autre part, il n’avait pas considéré tous les éléments de preuve pertinents. La Cour a ordonné que l’affaire soit renvoyée devant une nouvelle formation pour réexamen. Unifor a porté la décision en appel devant la Cour d’appel de l’Alberta.

Décision de la Cour d’appel

La Cour d’appel a rejeté l’appel d’Unifor et maintenu la décision de la Cour du Banc de la Reine voulant que l’affaire soit renvoyée devant une nouvelle formation pour examen. La Cour d’appel a conclu qu’en excluant la preuve de Suncor concernant l’abus de drogue ou d’alcool en milieu de travail du fait qu’elle ne concernait pas précisément l’unité de négociation, le conseil arbitral avait indûment réduit la portée du critère Irving. Le critère Irving exige que l’on tienne compte d’un problème d’abus de drogue et d’alcool en milieu de travail; il ne se limite pas à un problème d’abus au sein de l’unité de négociation. Bien que, dans certaines circonstances, il puisse être justifié de faire la distinction entre des groupes d’employés pour les besoins de cette question, il n’y avait aucune raison de le faire en l’occurrence, puisque les différents employés travaillaient ensemble et constituaient par conséquent une main-d’œuvre intégrée.

La Cour d’appel a conclu qu’en réduisant indûment la preuve prise en compte, le conseil arbitral avait posé la mauvaise question et appliqué le mauvais critère en droit6.

Commentaire

La question de savoir si, en l’espèce, la politique relative à l’alcool et à la drogue de Suncor est justifiée reste entière, mais la décision de la Cour d’appel indique clairement que, lorsque le temps viendra d’y répondre, le deuxième critère Irving ne devra pas être interprété plus rigoureusement ni plus étroitement que ne l’a fait la Cour suprême du Canada. Tous les éléments attestant un problème d’abus de drogue ou d’alcool en milieu de travail sont pertinents pour répondre à cette question, même s’ils ne visent pas précisément le groupe d’employés qui conteste l’application de la politique.

La Cour a réaffirmé aux employeurs que, malgré les problèmes liés au respect de la vie privée du personnel, il est possible de justifier l’application de politiques en matière de tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool dans un milieu de travail dangereux où existe un problème généralisé d’abus de drogue ou d’alcool.


1 Irving Pulp & Paper Ltd v CEP, Local 30, 2013 CSC 34, paragr. 31.

2 Irving Pulp & Paper Ltd v CEP, Local 30, 2013 CSC 34, paragr. 52.

3 Unifor, Local 707A v Suncor Energy Inc, 2014 CanLII 23034, paragr. 264.

4 Unifor, Local 707A v Suncor Energy Inc, 2014 CanLII 23034, paragr. 341.

5 Unifor, Local 707A v Suncor Energy Inc, 2016 ABQB 269, paragr. 69, 95.

6 Unifor, Local 707A v Suncor Energy Inc, 2017 ABCA 313, paragr. 48.