une main qui tient une guitare

Perspectives

Aux prises avec un salarié incompétent? Avez-vous réellement l’obligation de le réaffecter dans un autre poste avant de mettre fin à son emploi?

Les exigences requises avant de mettre fin à l’emploi d’un salarié incompétent ont toujours été bien connues au Québec. Ainsi, il a longtemps été acquis qu’avant de mettre fin à l’emploi d’un salarié pour cause d’incompétence, l’employeur devait :

  1. Informer le salarié des politiques de l’entreprise et des attentes de l’employeur à son égard;
  2. Signaler au salarié ses lacunes;
  3. Offrir le soutien nécessaire au salarié pour lui permettre de se corriger et d’atteindre ses objectifs;
  4. Donner un délai raisonnable au salarié pour s’ajuster;
  5. Prévenir le salarié du risque de congédiement en cas d’absence d’amélioration de sa part.

Ces cinq critères sont ceux énoncés par la Cour d’appel dans l’arrêt Costco1, et ont été suivis de façon unanime depuis 2005.

Le critère additionnel ajouté par la Cour supérieure dans l’affaire Kativik

Cela dit, comme nous l’écrivions dans un article précédent, la Cour supérieure a semé le doute, depuis le mois d’octobre 2017, relativement aux critères applicables en matière de congédiement pour incompétence. En effet, dans l’affaire Commission scolaire Kativik c. Ménard2 (l’affaire « Kativik »), la Cour supérieure a ajouté un critère additionnel aux cinq critères précédemment mentionnés. En effet, la Cour supérieure a statué qu’avant de pouvoir valablement mettre fin à l’emploi d’un salarié pour des raisons administratives, l’employeur devait également tenter de réaffecter le salarié incompétent dans un autre poste pour lequel il serait mieux qualifié.

Selon la Cour supérieure, cette obligation de réaffectation constituerait une obligation de moyens — c’est donc dire que les employeurs devraient prendre les moyens raisonnables pour tenter de réaffecter un salarié incompétent, sans avoir d’obligation de résultat. Dans l’affaire Kativik, la Cour supérieure ajoutait que cette exigence de réaffectation ne trouverait pas application dans tous les cas, et elle énonçait que certaines caractéristiques du poste et de l’entreprise devraient être prises en compte par les employeurs, sans toutefois expliquer dans quelle mesure ces facteurs pourraient avoir une incidence.

Tel que mentionné dans notre article précédent, la requête pour permission d’appeler de la décision Kativik a été accueillie par la Cour d’appel du Québec le 15 février 2018, notamment au motif que la décision semblait contraire au courant jurisprudentiel établi au Québec en matière de congédiement pour incompétence, mais aucune décision n’a encore été rendue.

Il est intéressant de noter que malgré la décision de la Cour supérieure dans l’affaire Kativik, plusieurs décisions subséquentes rendues par le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») et par des arbitres de griefs se sont écartées du nouveau test établi par l’affaire Kativik, allant ainsi résolument à son encontre3.

La décision récente rendue par le TAT dans l’affaire Moutis et Bombardier4 en constitue un exemple éloquent.

Dans cette affaire, l’employeur, Bombardier, avait congédié Mme Demetra Moutis au motif qu’elle était incapable de fournir une prestation de travail équivalente à celle attendue d'un ingénieur de niveau 3, soit le poste pour lequel elle avait été embauchée. Mme Moutis avait alors déposé une plainte fondée sur l’article 124 de la Loi sur les normes du travail, alléguant un congédiement fait sans cause juste et suffisante.

En réponse à cette plainte, Bombardier alléguait que Mme Moutis était soumise à un plan d’amélioration de la performance au moment où son emploi a pris fin. Ses lacunes lui avaient été signalées à de nombreuses reprises, elle avait obtenu le soutien nécessaire afin de se corriger et d'atteindre les objectifs requis, elle avait bénéficié d'un délai raisonnable pour s'ajuster et elle avait été prévenue du risque de congédiement en cas d'absence d'amélioration. En d’autres termes, Bombardier plaidait qu’il avait suivi et appliqué tous les critères de l’arrêt Costco.

De son côté, Mme Moutis plaidait que Bombardier avait aussi une obligation de lui offrir un autre poste avant de mettre fin à son emploi.

Cependant, le TAT a expressément refusé d’appliquer cette nouvelle exigence et s’est contenté d’appliquer les critères de l’arrêt Costco. Même en supposant l'existence d'une obligation de réaffecter un salarié incompétent, le TAT s'est montré convaincu que Bombardier n'avait pas de poste à offrir à Mme Moutis. La preuve avait en effet révélé que Mme Moutis était incapable d’atteindre les objectifs des autres emplois d’ingénieur de niveau 1 et 2. Il aurait donc été inutile pour Bombardier de lui offrir ces postes. Dans ces circonstances, la plainte de Mme Moutis a été rejetée.

Des questions demeurées sans réponses

Pour en arriver à cette conclusion dans l’affaire Moutis, le TAT s’est appuyé sur une autre décision (l’affaire Diabo5) ayant également refusé d’appliquer le nouveau critère de réaffectation d’un salarié incompétent au motif que cette exigence serait à géométrie variable. Le passage suivant est particulièrement éclairant à ce sujet :

« L’obligation doit s’appliquer à tous les employeurs ou elle ne s’applique pas. En effet, selon la taille de l’entreprise, l’obligation serait plus grande. Selon quels critères le décideur devrait-il déterminer que telle entreprise serait obligée d’offrir un poste? Serait-ce en fonction de son chiffre d’affaires, du nombre d’employés dans le service concerné ou dans toute l’entreprise, de sa spécialité ou bien de sa renommée? À première vue, la liste des critères s’avère inépuisable. Cela ne peut qu’entraîner des iniquités. Arrêtons là le questionnement. »

À ces questionnements, nous nous permettons d’ajouter ce qui suit. L’obligation de l’employeur de réaffecter un salarié irait-elle jusqu’à le réaffecter dans un autre établissement du même employeur, ou même dans une autre filiale de la même entreprise? Et qu’adviendrait-il dans le cas d’une entreprise ayant des places d’affaires partout dans le monde — l’obligation de l’employeur irait-elle jusqu’à devoir évaluer l’ensemble des postes disponibles à travers toutes ses places d’affaires? Plus encore, l’obligation de réaffecter un salarié incompétent au sein de l’entreprise irait-elle jusqu’à imposer une rétrogradation au salarié, incluant une réduction de salaire? Dans l’affirmative, l’employeur ne se verrait-il pas opposer qu’il a congédié de façon déguisée le salarié?

Tous ces questionnements illustrent clairement que l’application du critère de réaffectation des salariés pose plusieurs problèmes pratiques et juridiques. Voilà pourquoi nous ne sommes pas surpris de constater que certains décideurs préfèrent s’en tenir à l’application des cinq critères habituels en matière de congédiement pour incompétence, plutôt que d’imposer un fardeau supplémentaire aux employeurs.6

Nous ne pouvons toutefois passer sous silence le fait que certains décideurs ont choisi, dans certaines décisions, d’appliquer le nouveau test développé par l’affaire Kativik.7

Conclusions et recommandations

À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de l’appel pendant dans l’affaire Kativik, il y a certainement une controverse jurisprudentielle relativement à l’existence d’une obligation de la part d’un employeur de déployer des efforts raisonnables pour tenter de réaffecter un salarié incompétent dans un autre poste.

Ainsi, tant que la Cour d’appel n’aura pas tranché la question, nous recommandons aux employeurs de tenter, dans la mesure du possible, de réaffecter un salarié incompétent avant de mettre fin à son emploi pour des raisons administratives.

Nous constatons d’ailleurs que dans la quasi-totalité des décisions rendues en matière d’incompétence depuis l’affaire Kativik, les employeurs plaident subsidiairement que, dans l’éventualité où ils avaient réellement l’obligation de réaffecter le salarié incompétent, cette réaffectation n’aurait donné aucun résultat, ou elle aurait été impossible dans les circonstances.

Chose certaine, en attendant la décision de la Cour d’appel, l’affaire Moutis constitue un exemple encourageant pour les employeurs où la nouvelle exigence de réaffectation d’un salarié incompétent n’a pas été appliquée par le TAT. À tout événement, nous espérons que l’arrêt de la Cour d’appel fournira des éclaircissements sur l’application de cette exigence, la portée de l’exercice auquel devront se prêter les employeurs ainsi que les facteurs qui devront être pris en compte par les employeurs lors de l’évaluation des autres postes disponibles, s’il y a lieu.


1 Costco Wholesale Canada Ltd. c. Laplante, 2005 QCCA 788.

2 Commission scolaire Kativik c. Ménard, 2017 QCCS 4686 (Requête pour permission d'appeler accueillie par 2018 QCCA 239).

3 Voir à titre d’exemples : Moutis et Bombardier inc., 2018 QCTAT 3478 ; Diabo et Kahnawake Sharotiia'Takenhas Community Services, 2018 QCTAT 1508 ; Syndicat Des Employé-E-S De Métiers D'hydro-Québec, Section Locale 1500, SCFP-FTQ et Hydro-Québec (Jean-Philippe Charbonneau), 2018 QCTA 268 ; Aéroports de Montréal et Syndicat des gestionnaires de premier niveau (CSN) (Benoît Bastien), 2018 QCTA 368.

4 Moutis et Bombardier inc., 2018 QCTAT 3478.

5 Diabo et Kahnawake Sharotiia'Takenhas Community Services, 2018 QCTAT 1508.

6 Voir les décisions mentionnées à la note 3.

7 Voir à titre d’exemple : Roon et Centre de la petite enfance Les Maisons enjouées, 2018 QCTAT 3610 où le TAT a conclu que l’employeur n’avait pas fait la preuve sérieuse et étoffée de ses efforts de replacer une éducatrice dans un autre poste avant de la congédier.