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Perspectives

Congédiement : la Cour suprême juge que le privilège parlementaire ne donne pas carte blanche

Dans son arrêt Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec1 du 5 octobre 2018, la Cour suprême du Canada établit que le privilège parlementaire ne met pas aveuglément l’Assemblée nationale à l’abri d’un contrôle judiciaire pour le congédiement d’employés. La Cour y interprète de manière restrictive les privilèges parlementaires en tenant particulièrement compte du droit de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs aux conditions de travail, lequel est garanti par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte).

Les faits

Trois gardiens de sécurité au service de l’Assemblée nationale du Québec ont été congédiés par le président de l’Assemblée nationale parce qu’ils ont utilisé des caméras de leur employeur pour observer ce qui se passait à l’intérieur de chambres d’un hôtel voisin. Les gardiens étant syndiqués, leur syndicat a contesté les congédiements par voie de griefs devant un arbitre en droit du travail.

Le président de l’Assemblée nationale a cependant remis en question la compétence de l’arbitre pour entendre les griefs, arguant que sa décision de congédier les gardiens était à l’abri d’une révision parce qu’elle était protégée par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et par celui d’expulser des étrangers de l’Assemblée nationale.

Décision arbitrale

Selon l’arbitre Pierre A. Fortin, le congédiement des gardiens de sécurité n’était pas protégé par le privilège parlementaire d’expulser des étrangers ni par celui relatif à la gestion du personnel. L’arbitre a donc jugé que l’instruction des griefs pouvait avoir lieu2.

Cour supérieure

Le président de l’Assemblée nationale a présenté une demande de révision judiciaire devant la Cour supérieure. Le juge Bolduc s’est rangé à l’avis du président. S’il était d’accord avec le raisonnement de l’arbitre Fortin concernant le privilège d’expulsion des étrangers de l’Assemblée, le juge Bolduc a statué que la décision était protégée par le privilège relatif à la gestion du personnel3.

Cour d’appel

Deux juges sur trois ont accueilli l’appel interjeté par le syndicat. Dans un arrêt rédigé par la juge Bélanger, les juges majoritaires de la Cour d’appel estiment que l’arbitre avait eu raison de conclure que le privilège parlementaire n’empêchait pas la révision des congédiements, puisque les tâches des gardiens n’étaient pas étroitement et directement reliées aux fonctions délibératives et législatives de l’Assemblée nationale4.

Cour suprême

La Cour suprême a rejeté l’appel du président, jugeant que l’arbitre avait eu raison de conclure que les congédiements n’étaient pas protégés par le privilège parlementaire5.

La Cour a reconnu que les décisions qui sont visées par le privilège parlementaire ne peuvent être révisées par une entité externe, ce qui comprend les arbitres en droit du travail et les tribunaux6. Elle a cependant jugé à propos d’interpréter ces privilèges de manière restrictive, surtout quand ils entrent en conflit avec des droits constitutionnels, comme celui de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs aux conditions de travail.

La Cour a fondé son raisonnement sur le critère de nécessité établi dans Canada (Chambre des communes) c. Vaid7. Dans cette affaire, le président de la Chambre des communes invoquait un vaste privilège pour la gestion de tous les employés de la Chambre, qui aurait protégé sa décision de congédier son chauffeur d’une révision externe8. La Cour suprême avait répondu par l’établissement d’un « critère de nécessité », selon lequel une sphère d’activité est soumise au privilège seulement si elle « est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante […] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement9. » Dans Vaid, le président de la Chambre des communes n’avait pas réussi à établir l’existence d’un privilège satisfaisant au critère de nécessité; dans Chagnon, les juges majoritaires ont conclu que le président de l’Assemblée nationale n’y était pas parvenu non plus.

La Cour a déclaré qu’assujettir la gestion des gardiens au droit commun et à la compétence d’un arbitre en droit du travail ne priverait pas l’Assemblée nationale de l’autonomie dont elle a besoin pour s’acquitter de son mandat constitutionnel10. De plus, en l’absence d’une disposition de la Loi sur l’Assemblée nationale11 et de la Loi sur la fonction publique12prévoyant clairement le contraire, les gardiens étaient syndiqués13. En appréciant l’incidence qu’aurait le privilège invoqué par le président sur le droit des gardiens de sécurité de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs à leurs conditions de travail, lequel est garanti par l’alinéa 2d) de la Charte14, la Cour suprême a jugé que le privilège devait être interprété de manière restrictive pour le concilier avec ce droit15. Si l’autorisation du président à congédier les gardiens de sécurité pour une cause juste et suffisante, selon le cas, n’est pas remise en question, cette décision qu’il prend dans l’exercice de ses droits de gestion n’est pas protégée d’une révision sous le régime du droit général du travail, y compris par un arbitre16.

L’arbitre peut donc désormais se prononcer sur le fond de l’affaire Chagnon.

Conclusions

On perçoit parfois les immunités juridictionnelles, dont le privilège parlementaire, comme un ensemble indistinct de procédures et de règles. Or, dans Chagnon, la Cour suprême a pris position : bien qu’ils soient fluides et largement centrés sur les faits, les privilèges parlementaires ne donnent pas aux parlements provinciaux carte blanche pour ce qui est de la gestion et du congédiement des employés. L’entité administrative doit plutôt assumer le lourd fardeau de démontrer que sa décision est protégée par le privilège parlementaire et donc non susceptible de révision.

Si les grandes leçons de Chagnon s’appliquent surtout au contexte parlementaire, l’affaire a néanmoins permis à la Cour suprême de réaffirmer la nature constitutionnelle du droit de véritablement s’associer en vue de réaliser des objectifs collectifs relatifs aux conditions de travail, lequel est garanti par l’alinéa 2d) de la Charte. Qui plus est, Chagnon nous donne l’occasion de rappeler aux employeurs que tous les privilèges reconnus par la loi, comme le secret professionnel de l’avocat et les privilèges relatifs aux relations de travail, ne sont pas des absolus et qu’ils pourraient, si les circonstances l’exigent, être écartés par les tribunaux.


1 2018 CSC 39 (Chagnon).

2 2014 QCTA 696.

3 2015 QCCS 883.

4 2017 QCCA 271.

5 Chagnon.

6 Chagnon, par. 19. Voir Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (B.R.), par. 1168, New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319, par. 350 et 382 à 384, etCanada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 (Vaid), par. 29.

7 VaidChagnon, par. 29 et 44.

8 Vaid, par. 52.

9 Vaid, par. 46.

10 Chagnon, par. 37 et 56.

11 RLRQ, ch. A-23.1.

12 RLRQ, ch. F-3.1.1.

13 Chagnon, par. 47 à 50.

14 Voir Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, par. 67.

15 Chagnon, par. 42 et 56.

16 Chagnon, par. 58.