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Perspectives

La Cour supérieure de l’Ontario réaffirme le critère juridique applicable à la délivrance d’un certificat d’affaire en instance

Pacione v. Pacione, 2019 ONSC 8 et Bains v. Khatri 2019 ONSC 1401

Un certificat d’affaire en instance (CAI) est inscrit sur un titre de propriété afin d’avertir le public que le bien-fonds fait l’objet d’une action en justice. L’inscription d’un CAI a pour effet de restreindre toutes les opérations concernant le bien-fonds (financement, hypothèque, vente, etc.) pendant la durée de l’instance. La radiation du CAI peut être obtenue quand le litige est résolu.

Deux décisions récentes de la Cour supérieure de l’Ontario ont réaffirmé les facteurs que le tribunal prend en considération pour déterminer si une ordonnance judiciaire autorisant la délivrance d’un CAI sera accordée : (1) Pacione v. Pacione, 2019 ONSC 813 (la décision Pacione) et (2) Bains v. Khatri 2019 ONSC 1401 (la décision Bains).

Pour déterminer s’il y a lieu d’accorder un CAI, le tribunal doit d’abord déterminer si le critère préliminaire a été respecté, à savoir s’il existe une question justiciable concernant la revendication par la partie requérante d’un droit sur le bien-fonds. Si le critère préliminaire est satisfait, le tribunal examine alors un certain nombre de facteurs pour déterminer si l’octroi d’un CAI constitue une forme de réparation équitable. Voici quelques-uns des facteurs qu’il est appelé à considérer :

  1. si le demandeur est une société-écran;
  2. le caractère unique du bien-fonds;
  3. l’intention des parties lors de l’acquisition du bien-fonds;
  4. l’existence d’une autre demande en dommages-intérêts;
  5. la facilité ou la difficulté de calculer les dommages-intérêts;
  6. si les dommages-intérêts constituent une réparation satisfaisante;
  7. la présence ou l’absence d’un acheteur intéressé;
  8. le préjudice subi par chaque partie si le CAI est ou n’est pas révoqué avec ou sans garantie;
  9. si les droits de la partie qui sollicite le CAI peuvent être adéquatement protégés par une autre forme de garantie;
  10. l’introduction de l’instance avec diligence raisonnable.

La décision Pacione

Contexte

Robert Pacione (ci-après Robert) a prêté 250 000 dollars à son frère, Mario Pacione (ci-après Mario), conformément à un billet à ordre signé par Robert et Mario et daté du 7 juin 2016 (le billet à ordre). Le billet à ordre stipulait que Mario devait verser 250 000 $ à Robert dans les 90 jours, sans intérêt ni pénalité, à moins que les parties ne conviennent d’un échéancier structuré de remboursement à l’intérieur de ce délai. Le billet à ordre stipulait aussi expressément que si Mario omettait de payer, il consentirait à ce qu’une troisième hypothèque soit inscrite sur le bien-fonds situé au 1890 Lawrence Avenue East à Scarborough, en Ontario (le bien-fonds). En outre, le billet à ordre indiquait que le bien-fonds appartenait à la société ontarienne 1884750 Ontario Inc. (la société 188), et que Mario en était l’unique dirigeant.

Mario n’a pas remboursé la somme que Robert lui avait prêtée. En outre, aucune hypothèque n’a été inscrite sur le bien-fonds, car il s’est avéré que Mario n’était pas un administrateur ou un dirigeant de la société 188 au moment où le billet à ordre a été signé.

Robert a intenté une action contre Mario, la société 188 et Luciano Pacione leur réclamant la somme de 250 000 $, plus les intérêts et autre mesure réparatoire. Après en avoir avisé les défendeurs, Robert a demandé qu’un CAI soit émis à l’endroit du bien-fonds. Les défendeurs s’y sont opposés.

Décision de la Cour supérieure

La Cour supérieure a donné raison à Robert et a ordonné qu’un CAI soit inscrit sur le bien-fonds.

En rendant la décision de la Cour, le juge Conlan a réaffirmé le critère préliminaire pour l’octroi d’un CAI établi par la juge Peterson dans l’affaire 2254069 Ontario Inc. v. Kim, 2017 ONSC 5003 (la décision Kim). Pour déterminer s’il y a lieu d’accorder un CAI, le tribunal doit poser la question suivante : existe-t-il une question justiciable concernant la revendication par la partie requérante d’un droit sur le bien-fonds? Une fois ce critère préliminaire satisfait, la décision Kim indique que le tribunal doit alors évaluer si l’octroi d’un CAI constitue une forme de réparation équitable en considérant un certain nombre de facteurs tels que : (i) le caractère unique du bien-fonds; (ii) l’existence d’une autre demande de dommages-intérêts; (iii) la facilité ou la difficulté de calculer les dommages-intérêts; (iv) si les dommages-intérêts constituent une réparation satisfaisante; (v) la présence ou l’absence d’un acheteur intéressé; (vi) la prépondérance des inconvénients, ou le préjudice potentiel pour chaque partie, si le CAI est ou n’est pas accordé; (vii) si le CAI semble avoir été demandé dans un but illégitime; (viii) si les droits de la partie sollicitant le CAI peuvent être adéquatement protégés par une autre forme de garantie; (ix) l’introduction de l’instance avec diligence raisonnable.

Les défendeurs ont soulevé quatre arguments à l’appui de leur prétention selon laquelle un CAI ne devrait pas être inscrit sur le bien-fonds : (i) un CAI n’est pas nécessaire puisque Robert a réclamé des dommages-intérêts; (ii) Robert n’a aucun droit raisonnable sur le bien-fonds; (iii) Robert savait en septembre 2016 (soit 90 jours après la signature du billet à ordre) qu’il ne serait pas payé et qu’il n’obtiendrait pas d’hypothèque sur le bien-fonds, sans compter que sa demande n’a été présentée qu’en octobre 2018 (soit plus de deux ans après septembre 2016), et que de ce fait sa demande de CAI (ou de reconnaissance d’un droit sur le bien-fonds) est tardive; (iv) les défendeurs subiront un préjudice injustifié si le CAI est accordé parce que d’autres créanciers garantis (détenteurs d’hypothèques) de la société 188 prennent des mesures d’exécution contre le bien-fonds, sans compter que les défendeurs ne peuvent pas refinancer le bien-fonds si un CAI est inscrit sur le titre de propriété.

En fin de compte, le juge Conlan a déterminé que, selon le libellé du billet à ordre, Robert avait un droit raisonnable de réclamation sur le bien-fonds. En outre, le juge a noté qu’aucun des arguments avancés par les défendeurs n’était convaincant.

Le fait que Robert ait demandé à la fois des dommages-intérêts et un CAI dans l’exposé de sa demande n’empêche en rien d’accueillir la motion. Si c’était le cas, le créancier hypothécaire qui poursuit un débiteur ne pourrait jamais obtenir de CAI.

Bien que l’avocat des défendeurs ait eu raison de dire qu’une hypothèque reconnue en equity ne donnera pas toujours lieu, à elle seule, à l’octroi d’un CAI, le tribunal a déclaré qu’en l’espèce, au vu du billet à ordre, aucun observateur raisonnable sachant que Mario n’a pas remboursé sa dette selon les modalités convenues ne conclurait que Robert n’avait aucun droit sur le bien-fonds sur lequel l’hypothèque devait être inscrite.

En outre, le tribunal a déclaré que si Mario n’était peut-être pas dûment autorisé à lier la société 188 et à grever le bien-fonds en juin 2016, cela ne fait pas disparaître le droit de Robert sur le bien-fonds, car aucun élément de preuve n’a permis d’établir que Robert savait ou soupçonnait de quelque manière que ce soit que Mario n’y était pas autorisé. Mario et Luciano ne peuvent bénéficier ensemble ou séparément de l’inexactitude de leurs propres déclarations.

En supposant que la demande de CAI devait être faite dans un délai de deux ans à compter de la date de constatation du défaut de paiement, le tribunal a déclaré que la question de savoir si le délai a commencé à courir en septembre 2016, comme le prétendent les défendeurs, était une question justiciable. Cependant, le tribunal a déclaré qu’il était raisonnable d’accorder à Robert un certain temps pour se rendre compte du défaut, faire une demande de remboursement du prêt et, en l’absence de remboursement par Mario, de le mettre en demeure d’inscrire la troisième hypothèque.

Enfin, la Cour a déclaré que le préjudice majeur que subira Robert si un CAI n’est pas inscrit contre le bien-fonds l’emporte sur le préjudice allégué par les défendeurs de ne pas être en mesure de refinancer le bien-fonds afin de calmer leurs créanciers qui réclament le remboursement des prêts hypothécaires.

La décision Bains

Contexte

Les demandeurs ont intenté une action concernant la propriété d’un bien-fonds situé sur Braidwood Lake Road (le bien-fonds). Il existe des versions contradictoires de la façon dont les parties ont acquis un intérêt dans le bien-fonds.

1. La version des demandeurs

Les demandeurs affirment qu’ils ont acheté conjointement le bien-fonds en tant qu’investissement avec le défendeur et un autre investisseur (collectivement, les investisseurs). Les investisseurs auraient fait une offre d’achat pour le bien-fonds pour la somme de 495 000 $, que le vendeur a acceptée. L’offre a été faite uniquement au nom du défendeur, prétendument pour permettre aux investisseurs de bénéficier collectivement de son statut d’acheteur d’une première maison. La transaction d’achat du bien-fonds a été conclue le 23 décembre 2013; le défendeur détenait prétendument le titre de propriété du bien-fonds en fiducie pour les investisseurs. Les investisseurs ont documenté l’investissement conjoint en signant un acte de fiducie daté du 4 janvier 2014 (l’acte de fiducie). Aux termes de celui-ci, le défendeur a pris une part personnelle de 20 % du bien-fonds tout en détenant le titre en fiducie en tant que seul propriétaire enregistré et fiduciaire nommé pour les propriétaires réels, à savoir les autres investisseurs. Le solde du prix d’achat aurait été financé par une hypothèque détenue uniquement au nom du défendeur.

2. La version du défendeur

Le défendeur prétend avoir été le seul acheteur du bien-fonds et qu’il l’a acheté pour en faire sa résidence personnelle. Le défendeur nie avoir eu l’intention d’acheter le bien-fonds à titre d’investissement et nie avoir conclu l’accord d’investissement décrit par les demandeurs. Selon le défendeur, les demandeurs se sont concertés pour le tromper en présentant frauduleusement le prétendu acte de fiducie et son inscription sur le bien-fonds. Le défendeur affirme qu’il a signé l’acte de fiducie après avoir été faussement informé qu’il s’agissait d’un document offrant des avantages fiscaux et allègue que les demandeurs ont agi à son insu et sans son consentement en l’inscrivant comme garantie sur le bien-fonds.

Décision de la Cour supérieure

Les demandeurs ont présenté une motion en vue d’obtenir un jugement sommaire partiel qui aurait reconnu leurs déclarations selon lesquelles : (i) l’acte de fiducie était valide et liait les parties; (ii) ils possèdent chacun un intérêt de 20 % dans le titre de propriété du bien-fonds aux termes de l’acte de fiducie. À titre subsidiaire, les demandeurs ont réclamé l’autorisation d’inscrire un CAI sur le titre de propriété du bien-fonds.

En rendant sa décision, le juge Doi a rejeté la motion visant l’obtention d’un jugement sommaire partiel au motif qu’il existait une véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès. Étant donné que la crédibilité des parties ne pouvait être déterminée sur la foi des affidavits, des documents et des transcriptions déposés à l’appui de la motion, la Cour a déterminé qu’un procès était nécessaire.

La Cour a également rejeté la motion des demandeurs visant à obtenir l’autorisation d’émettre un CAI. En examinant s’il y avait lieu d’accorder l’autorisation de délivrer un CAI, le juge Doi s’est appuyé sur les facteurs énoncés dans la décision Perruzza v. Spatone, 2010 ONSC 841 (la décision Perruzza). Dans la décision Perruzza, la Cour a énoncé les principes suivants à prendre en compte dans l’examen d’une motion visant à autoriser la délivrance d’un CAI :

  • Le critère pour obtenir la délivrance d’un CAI par avis de motion aux défendeurs est le même que pour obtenir la radiation d’un CAI;
  • Le critère préliminaire à respecter en ce qui concerne la question du [traduction] « droit sur un bien-fonds » dans une motion relative à un CAI est de savoir s’il existe une question justiciable relativement à ce droit, et non pas de savoir si le demandeur aura probablement gain de cause;
  • Il incombe à la partie qui s’oppose à l’émission d’un CAI de démontrer qu’il n’y a pas de question justiciable quant à savoir si la partie qui en demande la délivrance a [traduction] « un droit raisonnable de réclamation sur le bien-fonds revendiqué »;
  • Les facteurs que le tribunal peut prendre en considération dans le cadre d’une motion en annulation d’un CAI sont les suivants : (i) le fait que le demandeur soit une société-écran; (ii) le caractère unique du bien-fonds; (iii) l’intention des parties lors de l’acquisition du bien-fonds; (iv) l’existence d’une autre demande de dommages-intérêts; (v) la facilité ou la difficulté de calculer les dommages-intérêts; (vi) si les dommages-intérêts constituent une réparation satisfaisante; (vii) la présence ou l’absence d’un acheteur intéressé; (viii) le préjudice subi par chaque partie si le CAI est ou n’est pas retiré avec ou sans garantie.
  • Le critère principal est que le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire en toute équité et examiner toutes les questions pertinentes entre les parties pour déterminer si un CAI doit être accordé ou annulé.

Le tribunal a conclu que les demandeurs ont satisfait au critère préliminaire consistant à démontrer qu’il y avait une question justiciable en ce qui concerne leur réclamation d’un droit sur le bien-fonds. Bien que les circonstances entourant l’investissement réclamé et l’acte de fiducie ne soient pas claires et qu’elles soient contestées, le tribunal a estimé que la preuve au dossier satisfaisait au critère peu exigeant selon lequel l’enjeu concernant le bien-fonds constitue une question justiciable.

Toutefois, après avoir examiné les autres facteurs applicables, la Cour a décidé de ne pas accorder l’autorisation de délivrer un CAI. Le juge Doi a expliqué qu’aucun élément de preuve ne démontre que le bien-fonds présente un caractère unique aux yeux des demandeurs. La preuve démontre que les demandeurs ont acquis le bien-fonds pour réaliser un profit. Dans ces circonstances, les dommages-intérêts peuvent être facilement quantifiés en se basant sur le coût d’achat du bien-fonds par rapport aux frais engagés. Les demandeurs ont également réclamé des dommages-intérêts dans leur exposé de la demande, de sorte qu’ils semblent pouvoir être facilement calculés et offrir une réparation adéquate. Le tribunal a également estimé que la prépondérance des inconvénients favorisait le défendeur. Bien que l’inscription d’un CAI puisse être une source d’inconvénients pour le défendeur et compliquer la vente future du bien-fonds, la mainlevée du CAI pourra être obtenue si le produit de la vente est éventuellement consigné à la cour. Quant à savoir si les demandeurs ont cherché à obtenir un CAI à titre de garantie au soutien de leur demande, le juge Doi a noté que le défendeur n’est pas une société-écran, mais une personne physique qui occupe un emploi, selon son témoignage en contre-interrogatoire. Il a expliqué que si les auteurs de la motion craignent que l’actif soit dilapidé, ils peuvent demander réparation au moyen d’une ordonnance Mareva. Le CAI est destiné à protéger un droit sur un bien-fonds dans les situations où d’autres recours seraient inefficaces.

Pour les motifs qui précèdent, le tribunal a rejeté la demande d’autorisation de délivrer un CAI.