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Perspectives

Filature d’employés : quand et comment y recourir?

Au mois d’octobre dernier, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision intéressante en matière de filature d’employés1 en rappelant dans quelle mesure les résultats d’une filature peuvent être utilisés en preuve afin de justifier une mesure disciplinaire imposée à un employé.

Le contexte

La plaignante, Mme Sylvie Turpin, occupe au moment des faits le poste de préposée aux bénéficiaires chez l’employeur. À un certain moment, elle doit s’absenter en raison d’une blessure à l’épaule gauche qui entraîne une période d’incapacité. Après plus de deux mois d’absence, l’employeur la convoque pour une expertise médicale auprès d’un médecin désigné.

Fruit du hasard, lorsque Mme Turpin arrive à la clinique pour son expertise médicale, le médecin désigné par l’employeur est assis dans sa voiture, dans le stationnement de la clinique. Le médecin est donc à même d’observer Mme Turpin alors qu’elle descend de sa voiture. Il la voit mobiliser son bras gauche de façon normale et replacer son sac à main sur son épaule gauche.

L’expertise médicale se déroule ensuite comme prévu à la clinique. Le médecin désigné conclut, en se basant sur ses constatations antérieures dans le stationnement de la clinique, que Mme Turpin simule l’ensemble de ses symptômes. En effet, il constate que les plaintes subjectives de Mme Turpin sont incompatibles avec l’examen objectif de la situation qu’il a pu observer dans le stationnement.

Sur la foi de l’opinion du médecin désigné, l’employeur décide donc d’entreprendre une filature de Mme Turpin afin de faire la lumière sur la situation. C’est dans ce contexte qu’une filature d’une journée a lieu.

Après visionnement de la bande vidéo de la filature, l’employeur congédie Mme Turpin pour avoir effectué des activités personnelles incompatibles avec l’incapacité qu’elle alléguait.

La décision arbitrale

L’arbitre Claude Martin écarte la bande vidéo résultant de la filature et conclut que le congédiement de Mme Turpin est injustifié2.

Il se base sur l’article 2858 du Code civil du Québec (le « CCQ ») qui prévoit que « le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ».

À la lumière de cet article, l’arbitre conclut que la filature demandée par l’employeur a porté atteinte à la vie privée de Mme Turpin. Il juge que l’employeur n’avait pas de motif sérieux pour entreprendre la filature, car rien ne lui permettait de mettre en doute l’honnêteté de Mme Turpin avant de procéder à la surveillance. Selon l’arbitre, cela fait automatiquement en sorte qu’il doit exclure l’enregistrement vidéo de la preuve.

La décision de la Cour supérieure en révision judiciaire

En révision judiciaire, la Cour supérieure détermine que l’arbitre a erré en écartant l’enregistrement vidéo de la filature effectuée par l’employeur3. La Cour supérieure renvoie le dossier à l’arbitre.

L’arrêt de la Cour d’appel

La Cour d’appel profite de cette occasion pour rappeler les principes applicables à l’admission en preuve d’un enregistrement vidéo.

L’analyse doit se faire en deux temps, conformément au texte de l’article 2858 du CCQ :

  • Dans un premier temps, il faut déterminer si l’enregistrement a été « obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux ».

C’est dans ce premier volet de l’analyse que le décideur doit déterminer si l’employeur avait des motifs rationnels de procéder à la filature.

  • Dans un second temps, il faut décider si l’« utilisation [de l’enregistrement] est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice »

C’est dans ce second volet qu’il faut appliquer le test de la proportionnalité. Le décideur doit notamment considérer la gravité de la violation du droit à la vie privée, la motivation et l’intérêt de l’employeur ainsi que des modalités de la surveillance. Essentiellement, le décideur doit déterminer s’il serait acceptable, ou non, d’autoriser l’employeur à se servir de l’enregistrement pour faire valoir ses intérêts.

La Cour d’appel rappelle que cette analyse en deux temps est impérative. Chacun des deux critères doit être considéré.

Qu’en est-il dans le présent dossier?

La Cour d’appel conclut que l’arbitre a erré en droit, car il s’est ici contenté d’analyser le premier volet, sans aborder le second volet de l’analyse. En effet, l’arbitre a conclu à l’exclusion automatique de l’enregistrement vidéo dès qu’une atteinte à un droit fondamental a été démontrée. L’arbitre n’a nullement abordé le fait que l’exclusion de l’enregistrement pourrait, ou non, être susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Conséquemment, la Cour d’appel juge que la décision de l’arbitre est déraisonnable.

Toutefois, la Cour d’appel ne se prononce pas définitivement sur la question des motifs rationnels que possédait l’employeur pour procéder à la filature, compte tenu de la conclusion à laquelle elle en vient eu égard au second volet de l’analyse. Selon elle, une conclusion formelle eu égard à la présence, ou non, de motifs rationnels n’est pas nécessaire.

Cela dit, la Cour d’appel précise ce qui suit :

  • L’employeur a eu raison de s’appuyer sur l’opinion du médecin désigné qui se basait sur l’incongruité entre ce qu’il avait observé dans le stationnement et ce qui lui avait été rapporté directement par Mme Turpin.
  • Il était aussi tout à fait raisonnable pour l’employeur de tenir compte du fait que Mme Turpin avait déjà fait de fausses représentations sur son état de santé dans le passé.
  • La motivation de l’employeur était légitime et il a agi de bonne foi.
  • Avant de procéder à la filature, l’employeur a attendu plusieurs semaines après avoir reçu les rapports du médecin désigné.

Quant au second volet de l’analyse (c.-à-d. la déconsidération de l’administration de la justice), la Cour d’appel conclut que la recherche de la vérité devrait l’emporter dans le présent dossier. Par ailleurs, les moyens mis en place par l’employeur pour effectuer la filature étaient raisonnables : cette filature a duré une seule journée et s’est effectuée dans des endroits publics, à la vue de tous (c.-à-d. là où les attentes en matière de vie privée sont moindres). L’enregistrement vidéo de la filature aurait donc dû être admis.

La Cour d’appel mentionne cependant au passage qu’il aurait été préférable que l’employeur demande à Mme Turpin de reprendre son travail plutôt que d’entreprendre une filature. Cela dit, cette omission n’est pas jugée déterminante dans les circonstances propres à ce dossier.

Que retenir de toute cette affaire?

La filature est certes un outil efficace pour repérer les employés qui simulent une condition médicale. Ceci étant, dans la mesure du possible, il pourra être préférable de demander aux employés absents pour cause d’invalidité de reprendre le travail si vous avez des doutes sur la raison de leur invalidité, et ce, avant d’entreprendre toute filature. À notre avis, advenant le cas où un employé refuserait de reprendre le travail, cette démarche ne compromettrait pas les chances de succès d’une filature subséquente.

De plus, avant de recourir à une filature, il faut s’assurer de posséder des motifs rationnels pour y recourir. La présence de motifs rationnels justifiant le recours à une filature est une question de fait délicate qu’il faut analyser au cas par cas. Cela dit, selon les enseignements de la Cour d’appel, la filature pourrait être admise en preuve même en l’absence de motifs rationnels, dans la mesure où l’exclusion de cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice.

Dans tous les cas, la filature doit être entreprise via des moyens raisonnables. Par exemple, elle devrait idéalement se faire dans des lieux publics et devrait être la plus courte possible.

En cas de doute sur le recours à une filature ou sur ses modalités, mieux vaut en discuter avec un conseiller juridique afin d’éviter que les résultats de la filature ne puissent ensuite être valablement utilisés ou mis en preuve.


1 Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau (CSN) c. Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-la-Gatineau, 2019 QCCA 1669.

2 CSSS de la Vallée-de-la-Gatineau et STT du CSSS de la Vallée-de-la-Gatineau CSN (Sylvie Turpin), D.T.E. 2013T-213 (TA). Cette décision arbitrale a été rendue par Me Claude Martin.

3 Centre de santé et de services sociaux de la Vallée de la Gatineau c. Martin, 2016 QCCS 1927.

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