une main qui tient une guitare

Perspectives

La Cour fédérale du Canada corrige l’OPIC en ce qui concerne l’interprétation des revendications

Dans une décision attendue depuis longtemps, la Cour fédérale du Canada (la Cour fédérale) reproche à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’OPIC) de ne pas avoir suivi la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (la CSC) en matière d’interprétation des revendications1. Le jugement Choueifaty est une bonne nouvelle pour les personnes qui cherchent à faire breveter des inventions mises en œuvre par ordinateur et celles concernant des diagnostics médicaux, et dont les démarches faites en vue de faire breveter leurs inventions ont été entravées au Canada par des pratiques d’examen qui sont incompatibles avec la jurisprudence faisant autorité en la matière.

Contexte

La Cour suprême du Canada (la CSC) a défini les règles d’interprétation téléologique des revendications dans les arrêts de principe Free World Trust et Whirlpool2,3 dans lesquels la Cour a insisté sur l’importance de respecter le libellé des revendications, ainsi que l’intention de l’inventeur4.

Depuis des années, l’OPIC préconise une autre méthode d’interprétation des revendications, qui est axée sur le problème et la solution. Par cette approche, l’OPIC a en réalité invité ses examinateurs à ignorer les éléments de la revendication qui ne font pas partie de la solution à un « problème » préexistant. Selon l’OPIC, la nature du « problème » est déterminée à partir des connaissances générales courantes et des enseignements que l’on trouve dans la demande de brevet. Cette démarche a souvent pour effet d’exclure de l’examen des éléments conventionnels et de ne pas tenir compte de l’intention de l’inventeur. La méthode de l’OPIC a été critiquée, notamment dans la presse nationale, en raison de ses nombreux écarts par rapport à la jurisprudence5,6,7.

La méthode axée sur le problème et la solution porte atteinte de façon disproportionnée aux inventions mises en œuvre par ordinateur et à celles qui font partie du domaine des diagnostics médicaux. L’OPIC a publié en 2013 et en 2015 respectivement des lignes directrices spécifiques pour l’examen de ces domaines techniques, directives qui ont par la suite été intégrées au Recueil des pratiques du Bureau des brevets de l’OPIC (le RPBB).

Dans le cas des inventions mises en œuvre par ordinateur, l’admissibilité de l’objet de la demande dépend habituellement de la réponse à la question de savoir si un élément physique est réputé essentiel. Toutefois, l’application de la méthode axée sur le problème et la solution débouche souvent sur la conclusion que des dispositifs informatiques, tels que les processeurs et la mémoire, ne sont que des aspects de l’environnement d’exploitation de la solution. À cette fin, les examinateurs vérifient si des solutions reposant sur l’utilisation d’un papier et d’un stylo offrent une solution de rechange acceptable, compte tenu du simple avantage que procurent les solutions axées sur le recours à l’informatique. Il s’ensuit que les examinateurs considèrent le plus souvent le matériel informatique comme non essentiel et rejettent habituellement les demandes portant sur des inventions mises en œuvre par ordinateur faute d’objet admissible.

Dans le cas des inventions portant sur un diagnostic, les examinateurs doivent faire un choix entre un « problème d’acquisition de données » et un « problème d’analyse de données ». Il n’existe pas de « problème dans le cas d’un diagnostic » selon l’OPIC, de sorte que les interprétations possibles d’une revendication sont systématiquement limitées dès le départ8. On parle de « problème d’analyse de données » dans le cas des inventions portant sur un analyte connu scientifiquement. En pareil cas, les étapes relatives à l’acquisition de données sont exclues de l’analyse, et les éléments essentiels se limitent aux étapes de recherche d’une corrélation avec une maladie, qui sont rejetées au motif qu’elles constituent une série d’étapes mentales désincarnées. Si l’on applique l’autre analyse, on limite la recherche d’éléments essentiels à l’étape de la mesure de l’analyste. Lorsqu’on refuse de tenir compte de toute corrélation avec une maladie, on rejette le plus souvent la revendication au motif qu’il y a anticipation de l’invention revendiquée et/ou que son objet est évident. Même si l’on accueille quand même encore les demandes portant sur une revendication de méthode de diagnostic, il est habituellement nécessaire de définir d’autres limites techniques et il arrive rarement que les demandes portant sur les revendications de méthodes de diagnostic qui sont accueillies correspondent effectivement à la portée réelle de l’invention divulguée.

La méthode axée sur le problème et la solution conduit donc à examiner l’admissibilité de l’objet de la revendication en fonction d’éléments ayant une portée beaucoup plus limitée que ce qui est revendiqué. De plus, on fait dépendre cette admissibilité de l’évaluation des connaissances générales courantes.

La demande 2 635 393

Dans l’affaire Choueifaty, la Cour fédérale s’est penchée sur la demande de brevet canadien no 2 635 393, qui portait sur une méthode mise en œuvre par ordinateur permettant de sélectionner et de pondérer des actifs de portefeuilles de placements en vue de minimiser les risques sans compromettre les rendements. La revendication 1 est ainsi libellée :

1. [traduction] Une méthode mise en œuvre par ordinateur générant un portefeuille anti-repère, ladite méthode comprenant : l’acquisition, au moyen d’un système informatique, de données concernant un premier groupe de titres dans un premier portefeuille, où le système informatique comprend un processeur et une mémoire rattachée audit processeur; l’identification, au moyen d’un système informatique, d’un deuxième groupe de titres à inclure dans un deuxième portefeuille fondé sur lesdites données et sur les caractéristiques de risque dudit deuxième groupe de titres; et la génération, au moyen d’un système informatique, des pondérations individuelles pour chaque titre dudit deuxième portefeuille selon une ou plusieurs procédures d’optimisation de portefeuilles qui optimisent le rapport anti-repère pour le deuxième portefeuille où le rapport anti-repère est représenté par le quotient : d’un numérateur comprenant un produit interne d’un vecteur ligne d’actions dans ledit deuxième portefeuille et un vecteur colonne d’une caractéristique de risque de retour associée auxdites actions dans ledit deuxième portefeuille et d’un dénominateur comprenant la racine carrée d’un scalaire formé par un produit interne dudit vecteur colonne desdites actions dans ledit deuxième portefeuille et un produit d’une matrice de covariance et d’un vecteur colonne desdites actions dudit deuxième portefeuille.

L’examinateur a appliqué la méthode axée sur le problème et la solution de l’OPIC et a estimé que les revendications ne visaient pas un objet brevetable. La Commission d’appel des brevets s’est dite d’accord avec le raisonnement et les conclusions de l’examinateur et a déclaré que les éléments essentiels se limitaient à « un schéma ou un ensemble de règles qui impliquent simplement des calculs utilisés pour créer le portefeuille anti-repère et ne visent donc pas un objet brevetable » et que « lorsque les éléments essentiels d’une revendication sont simplement les règles et les étapes d’un algorithme abstrait, l’objet de la revendication est non prévu par la Loi9 ».

La décision Choueifaty

Saisie de l’appel de la décision par laquelle la Commission d’appel des brevets avait rejeté l’ensemble des revendications de la demande 393, la Cour fédérale a conclu que la méthode employée par l’OPIC pour interpréter des revendications était différente de la méthode d’interprétation téléologique établie par la CSC :

[traduction] Il est évident, à la lecture du RPBB, que même s’il affirme que les revendications du brevet doivent être interprétées de manière téléologique, le commissaire n’a pas l’intention de demander aux examinateurs d’appliquer les enseignements des arrêts Free World Trust et Whirlpool10.

La Cour fédérale a conclu que la méthode employée par l’OPIC en matière d’interprétation des revendications avait été expressément écartée par la CSC :

[traduction] L’appelant soutient — et j’abonde dans son sens — que l’utilisation de la méthode axée sur le problème et la solution en matière d’interprétation des revendications s’apparente à l’utilisation de l’approche axée sur « l’essentiel de l’invention » qui a été discréditée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Free World Trust, au par. 4611.

La Cour fédérale a déclaré que le critère à appliquer pour déterminer le caractère essentiel était celui qui avait été énoncé par la CSC, et qui exige que l’on tienne compte à la fois des conséquences de la modification de l’élément particulier et de l’intention de l’inventeur qui ressort du libellé des revendications :

[traduction] Comme nous l’avons déjà signalé, dans l’arrêt Free World Trust, au par. 55, la Cour suprême du Canada énonce les principes à appliquer pour déterminer si les éléments de la revendication sont essentiels ou non. Pour répondre à ce critère, il faut répondre aux questions suivantes :

  1. Serait-il évident pour une personne versée dans l’art que la modification apportée à un élément particulier n’aurait aucun effet sur la manière dont l’invention fonctionne? Si la modification ou le remplacement de l’élément modifie la façon dont l’invention fonctionne, il s’agit alors d’un élément essentiel.
  2. Compte tenu du libellé explicite de la revendication, l’intention expresse ou présumée de l’inventeur était-elle de considérer l’élément comme essentiel? Dans l’affirmative, il s’agit alors d’un élément essentiel12.

La Cour fédérale a déclaré que l’OPIC n’avait pas appliqué le bon critère pour déterminer le caractère essentiel :

[traduction] […] j’estime que le commissaire a commis une erreur en déterminant les éléments essentiels de l’invention revendiquée en employant la méthode axée sur le problème et la solution plutôt que la démarche qui, selon l’arrêt Whirlpool, doit être utilisée13.

Implications pour les futurs titulaires de brevets au Canada

Bien que le délai d’appel ne soit pas encore écoulé, si cette décision est confirmée, elle devrait remettre l’OPIC à l’ordre en l’incitant à faire concorder ses pratiques avec une jurisprudence constante en matière d’interprétation des revendications, réparant ainsi la confusion et la controverse qui règnent depuis une dizaine d’années. Les demandeurs qui ont été confrontés à des objections intransigeantes ou qui se sont désistés de leur demande ou ont envisagé de le faire disposeront désormais de nouveaux arguments et souhaiteront peut-être attendre que l’OPIC soit revenu à une méthode d’examen des demandes reposant sur des principes plus favorables qui sont conformes à la jurisprudence de la CSC.


1 Choueifaty c. Canada (Procureur général) 2020 CF 837 [Choueifaty].

2 Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66.

3 Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67.

4 Ibid. au paragraphe 31.

5 Owens, Richard C. « The disturbing problem at Canada’s Patent Office: It’s suddenly denying medical-test patents », The Financial Post, le 13 décembre 2018.

6 Galloway, Gloria. « Diagnostic patents denied to researchers who link known body chemicals to disease », The Globe and Mail, le 25 avril 2018.

7 Siebrasse, Norman, « Diagnostic Methods at CIPO. » Sufficient Description, le 8 janvier 2018.

8 Boocock, Graeme, « CIPO’s Examination Guidelines for Medical Diagnostic Methods Turn Three », Publication de BLG, le 12 juillet 2018 [en anglais seulement].

9 Voir note 1 ci-dessus, par. 16.

10 Voir note 1 ci-dessus, par. 31.

11 Voir note 1 ci-dessus, par. 37.

12 Voir note 1 ci-dessus, par. 38.

13 Voir note 1 ci-dessus, par. 40.

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