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Perspectives

Pétrole et gaz canadiens : Top 20 de 2020 – décisions réglementaires

Partie 2

Sans aucun doute, la pandémie de COVID-19 et ses conséquences majeures durables au Canada et dans le monde entier sont ce qui a le plus retenu l’attention l’an dernier.

Cette période a entraîné d’importantes transformations dans le secteur canadien de l’énergie, et bon nombre des changements et des nouveautés de 2020 continueront d’influer sur les tendances, les décisions d’affaires et la croissance future de ce secteur en 2021.

Nous avons dégagé les 20 principaux changements et décisions survenus au sein du secteur en 2020 dans quatre domaines clés : décisions judiciaires, décisions réglementaires, changements à la législation et aux politiques ainsi que transactions et tendances.

Dans cet article, nous analysons les cinq principales décisions réglementaires rendues au cours de l’année et la façon dont elles pourraient toucher votre entreprise en 2021.

Les cinq principales décisions réglementaires de 2020

En 2020, l’Alberta Energy Regulator (AER) a manifesté sa volonté d’intervenir dans les transactions commerciales en rejetant la vente des usines de gaz sulfureux de Shell Canada Limitée, en raison de préoccupations quant à la division de la responsabilité environnementale qui s’ensuivrait. De plus, l’AER a démontré l’importance qu’elle accorde à la bonne exécution des travaux d’abandon et de remise en état en révoquant, au terme d’un examen d’une durée de 2 ans, pas moins de 59 certificats de remise en état. Pour sa part, la Régie de l’Énergie du Canada étudie toujours la demande d’Enbridge visant à faire passer son réseau principal en mode de transport sous contrat. Enfin, la Cour d’appel de l’Alberta a rendu d’importantes décisions relatives aux tribunaux administratifs, statuant notamment que l’AER doit préserver l’honneur de la Couronne lorsqu’elle se penche sur projets dans l’intérêt public, et que le critère de qualité pour agir de la Commission d’appel de l’environnement de l’Alberta était trop restrictif.

1. L’Alberta Energy Regulator rejette une division de la responsabilité environnementale

Dans la foulée de l’arrêt phare Redwater, dans lequel la Cour suprême du Canada souligne l’importance de tenir compte des obligations environnementales dans les transferts d’actifs, l’AER a démontré une vigilance et une volonté d’intervenir accrues en la matière dans sa lettre de décision du 13 mai 2020 concernant la demande de Shell Canada Limitée (Shell) et de Pieridae Alberta Production Ltd. (Pieridae). Ces dernières avaient sollicité de concert des approbations réglementaires en vertu de plusieurs lois, dont l’Environmental Protection and Enhancement Act1 (EPEA), quant à la vente par Shell de ses usines de gaz sulfureux à Pieridae. L’AER a rejeté la proposition des parties voulant que la responsabilité passée relative au sulfinol et à d’autres substances incombe à Shell, et les autres travaux de remise en état et d’assainissement, à Pieridae.

Les motifs de ce rejet s’articulent autour des impondérables pratiques d’une telle division de responsabilité, ainsi que de son incompatibilité avec le principe « pollueur-payeur » de l’EPEA. L’AER s’est d’abord préoccupée de l’incertitude planant sur l’étendue de la contamination des sites visés et sur la façon dont on distinguerait les opérations passées des opérations en cours afin d’en diviser la responsabilité corrélative. Elle a semblé tenir compte du potentiel de litige futur dans la détermination du responsable des coûts de remise en état ou d’assainissement particuliers. L’AER a par ailleurs souligné l’incompatibilité de la proposition avec les objectifs et les principes de l’EPEA. En effet, l’EPEA soumet toutes les substances au même régime de responsabilité : si la proposition des parties avait été acceptée, leurs obligations se seraient tout de même étendues à la remise en état et à l’assainissement de sites entiers. De plus, la proposition contrevenait au principe « pollueur-payeur » de l’EPEA, selon lequel Shell, à titre de pollueur et d’exploitant, est responsable de toutes les substances retrouvées sur les sites en question. La proposition entraverait en outre la capacité de l’AER de veiller à la conformité, comme Shell n’aurait plus d’intérêt dans l’exploitation des sites.

La décision de l’AER démontre que la possibilité de répartir contractuellement la responsabilité environnementale a des limites. Or cette restriction du pouvoir des parties à un contrat commercial de transiger sur leur responsabilité environnementale respective ne manquera pas de se répercuter sur le bassin d’acquéreurs potentiels et les modalités d’éventuelles ventes. Les intervenants cherchant à acquérir de telles installations dans le cadre de procédures d’insolvabilité seraient avisés de prendre en compte les effets de cette décision de l’AER sur les chances de réussite des demandes relatives à ces transactions, et de solliciter l’AER dès le début des négociations. Pour en savoir plus sur la demande présentée par Shell et Pieridae Alberta, lisez notre commentaire (en anglais sur celle-ci.

2. Les tribunaux administratifs : gardiens de l’honneur de la Couronne 

En avril 2020, la Cour d’appel de l’Alberta a rendu sa décision dans l’affaire Fort McKay First Nation v. Prosper Petroleum Ltd2, tranchant le pourvoi présenté par la Première Nation de Fort McKay (PNFM) quant à la décision par laquelle l’AER avait fait droit à la demande de Prosper Petroleum Ltd. (Prosper) de mettre en œuvre son projet d’exploitation de sables bitumineux Rigel à moins de 5 km de ses collectivités.

Ce jugement a pour toile de fond plusieurs années de négociations entre le gouvernement de l’Alberta et la PNFM en vue de l’établissement d’un plan de gestion de l’accès à Moose Lake (PGAML) afin d’atténuer les effets cumulatifs de l’exploitation de sables bitumineux sur les droits de la PNFM en vertu du Traité no 8. Le PGAML projeté prévoyait une zone tampon de 10 km, laquelle devait être intégrée dans le Plan régional pour le cours inférieur de l’Athabasca (PRCIA). À cet égard, le premier ministre de l’Alberta s’est engagé par écrit en 2014 à achever le PGAML aux termes du PRCIA avant le 30 septembre 2015.

La question que devait trancher l’AER était celle de savoir si le projet était dans l’intérêt public. L’AER a évalué si le projet contreviendrait à un droit ancestral, et a conclu au manque de preuves concrètes à cet effet. Elle a statué qu’il incombait non pas à elle, mais au conseil des ministres de l’Alberta, d’évaluer l’adéquation des consultations menées relativement au projet et de préserver l’honneur de la Couronne. Son analyse n’a tenu compte ni des négociations relatives au PGAML ni de la poursuite annoncée de ces négociations, celles-ci n’ayant toujours pas abouti.

Faisant droit à l’appel de la PNFM, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que l’AER avait fait fausse route en ne tenant pas compte de l’honneur de la Couronne ou des négociations entourant le PGAML. Elle a conclu qu’un tribunal habilité à examiner des questions de droit devait étendre son analyse au droit constitutionnel à moins d’une intention législative manifeste à l’effet contraire. Or si l’AER n’était pas à même d’évaluer la justesse de la consultation de la Couronne en l’occurrence, rien ne l’exemptait d’examiner l’obligation de préserver l’honneur de la Couronne. Pour en savoir plus sur la décision Fort McKay First Nation v. Prosper Petroleum, lisez notre commentaire (en anglais) sur celle-ci.

3. Enbridge demande de faire passer son réseau principal au transport sous contrat

Dans un véritable tournant pour l’industrie pétrolière de l’Ouest du Canada, Enbridge Inc. (Enbridge) a demandé à la Régie de l’énergie du Canada (REC) l’autorisation de faire passer son réseau pipelinier principal au Canada, lequel représente environ 70 % de la capacité pipelinière disponible du bassin sédimentaire de l’Ouest canadien, d’une formule entièrement publique au transport sous contrat à 90 %. L’instance devant la REC bat son plein : y participent 39 intervenants des quatre coins du secteur.

La demande d’Enbridge s’est vue précipitée par le dépôt à la REC de nombreuses plaintes d’expéditeurs en réponse à la première annonce du géant pétrolier, en 2019, qu’il vendrait sa capacité sur le marché en anticipation du feu vert de la REC. Ces plaintes visaient notamment le fait que certains expéditeurs accaparaient énormément de capacité pour le transport de « barils d’air » – c’est-à-dire qu’ils soumissionnaient pour plus ample capacité que ce dont ils avaient besoin pour ne pas en manquer une fois la répartition faite.

Les procédures en cours devant la REC s'avèrent déjà controversées, et l’issue s’annonce déterminante pour le secteur dans l’Ouest canadien, en particulier étant donné le récent retrait des États-Unis du projet d’oléoduc Keystone XL. L’accès au transport par oléoduc est déjà limité : un passage au mode contractuel réduirait radicalement la part qui en est disponible « au comptant » sur le marché. BLG continue de surveiller le dossier et en commentera les développements à mesure qu’ils surviendront3.

4. La Cour d’appel de l’Alberta élargit la qualité pour agir devant la Commission d’appel de l’environnement de l’Alberta

Dans Normtek Radiation Services Ltd. v. Alberta Environmental Appeal Board4, la Cour d’appel de l’Alberta (CAA) a renversé la décision de la Commission d’appel de l’environnement de l’Alberta (CAEA) portant que la partie requérante n’avait pas qualité pour agir en ce qu’elle n’avait pas démontré que la décision en cause la touchait directement. La CAA a jugé que le critère appliqué par la CAEA était trop restrictif.

Normtek Radiation Services Ltd. (Normtek) faisait dans le transport et l’élimination de matières radioactives naturelles (MRN) rejetées dans le cadre de l’exploitation pétrolière et gazière. Secure Energy Services Inc. (Secure) a demandé au directeur chargé de son dossier de l’autoriser à accepter et à éliminer des MRN à son site d’enfouissement Pembina. En réponse, Normtek a présenté un énoncé de préoccupations alléguant que la demande n’était pas conforme aux normes reconnues par l’industrie quant au traitement de MRN hautement radioactives. Qui plus est, le fait que Secure soit autorisée à traiter ces matériaux dans son site d’enfouissement lui conférerait un avantage concurrentiel par rapport à Normtek, qui doit le faire dans des cavernes de sel en Saskatchewan pour se conformer aux pratiques reconnues.

Normtek s’est vu refuser son énoncé de préoccupation au motif qu’elle se trouvait hors des zones d’incidence environnementale associées au projet. Elle a appelé de ce refus devant la CAEA, qui a tenu une audience par voie de mémoires sur la question de la qualité pour agir. Au terme de cette audience, la CAEA a statué que Normtek n’avait pas qualité pour agir parce que ses préoccupations étaient principalement commerciales ou économiques, et qu’elle n’avait pas établi que le fait pour Secure de parvenir à ses fins nuirait à son exploitation d’une ressource naturelle. Normtek a demandé le contrôle judiciaire de cette décision, qui s’est soldé par un autre rejet.

Saisie de l’affaire à son tour, la CAA s’est penchée sur le sens de l’expression [traduction] « directement touché » (directly affected) aux termes de l’EPEA5 pour conclure qu’il n’était pas nécessaire que les répercussions environnementales touchent l’exploitation effective d’une ressource naturelle par l’appelante pour que celle-ci en soit « directement touchée »6. La CAA a en outre établi que le fait de subir les contrecoups économiques d’une permission suffit à conférer qualité pour agir, peu importe si ceux-ci ont trait à l’environnement7. Ayant conclu que la CAEA avait interprété l’expression « directement touché » de façon trop restrictive, la CAA lui a renvoyé la cause.

Le fait pour la CAA de rejeter cette interprétation « restrictive » de « directement touché » entraînera sans doute l’agrandissement du bassin de personnes ayant qualité pour agir devant la CAEA. Qui plus est, sa conclusion voulant qu’un intérêt économique suffise à conférer qualité pour agir, que cet intérêt se rattache ou non à une ressource naturelle, risque fort de susciter de plus nombreux appels devant la Commission. Reste à voir quel sens la CAEA donnera dorénavant à cette expression étant donné les conclusions de la CAA en l’espèce.

5. L’Alberta Energy Regulator révoque des certificats de remise en état

Une enquête lancée en 2018 a mené à l’envoi par l’AER, le 27 novembre 2020, de lettres d’avertissement à Aeraden Energy Corp. (Aeraden) et son fournisseur de services CEPro Energy & Environmental Services Inc. (CEPro) relativement à des activités de remise en état8. L’AER a enquêté sur 59 emplacements de puits qu’Aeraden et CEPro prétendaient avoir correctement abandonnés et remis en état, mais qui dans les faits étaient toujours jonchés de débris et de végétaux morts. L’un des puits était même toujours actif.

Aeraden et CEPro – qui pour sa part avait attesté l’achèvement des travaux de remise en état – se sont vu délivrer des certificats de remise en état par l’AER. Les propriétaires environnants n’ont cependant pas tardé à sonner l’alarme, ce qui a poussé l’AER à enquêter. Figurent parmi les lacunes constatées l’abandon sur le site de puits de surveillance des eaux souterraines, de clôtures et de bermes, et la présence de végétaux tombants et morts. Dans son rapport d’enquête, l’AER a déclaré qu’elle [traduction] « juge la situation très préoccupante » et « qu’avec plus de temps et une enquête plus approfondie, il est probable que des mesures d’exécution plus sévères aient été prises », mais le délai de prescription relatif à l’enquête l’a empêchée d’aller plus loin. L’enquête s’est soldée par la révocation de chacun des 59 certificats de remise en état.

Étant donné la sensibilisation accrue du public quant au nombre d’installations pétrolières et gazières abandonnées dans la province et les inquiétudes face à l’alourdissement de la responsabilité s’y rapportant, les exploitants seraient avisés de veiller à la bonne exécution de leurs obligations d’abandon et de remise en état. Comme le démontre l’affaire Aeraden, l’AER prend ces questions très au sérieux et vouera des ressources considérables à la réalisation des opérations de remise en état, ainsi qu’à la délivrance valable de ses certificats.


1 RSA 2000, c E-12

2 2020 ABCA 163

3 Des avocats de BLG participent aux procédures : Alan Ross représente ConocoPhillips, tandis que Randall Block, c.r. et Jonathan Liteplo représentent l’Explorers and Producers Association of Canada. 

4 2020 ABCA 456

5 Environmental Protection and Enhancement Act, RSA 200, ch. E-12

6 Par. 105

7 Par. 128

8 Mesure d’exécution de l’Alberta Energy Regulator (AER)

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