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Perspectives

La Cour s’en remet à la réglementation sur la COVID-19 dans l’affaire Hudson’s Bay v. Ontario

Dans sa décision du 23 décembre 2020 dans l’affaire Hudson’s Bay Company ULC v. Ontario (Attorney General)1, la Cour divisionnaire de l’Ontario a rejeté la demande de la Compagnie de la Baie d’Hudson (la CBH) visant à assouplir les fermetures de magasins de détail dans les régions de l’Ontario les plus durement touchées par la pandémie de COVID-19. Cette décision témoigne de l’incertitude persistant depuis l’arrêt Vavilov quant au degré d’attention que porteront les tribunaux à la légalité des règlements, et illustre l’approche déférente des tribunaux à l’égard des restrictions aux libertés civiles imposées par les gouvernements pendant la pandémie.

Contexte

En décembre 2020, la Compagnie de la Baie d’Hudson (la CBH) a demandé le contrôle judiciaire du Règlement de l’Ontario 82/20 : règles pour les régions à l’étape 1 (le Règlement) adopté en vertu de la Loi de 2020 sur la réouverture de l’Ontario (mesures adaptables en réponse à la COVID-19) (la Loi sur la réouverture). La Loi sur la réouverture donne à la province des pouvoirs spéciaux pour maintenir et modifier les décrets pris en vertu de la législation sur les pouvoirs d’urgence en lien avec la pandémie de COVID-19 après la fin de la déclaration de situation d’urgence. Le Règlement détermine quelles entreprises peuvent exercer leurs activités dans les régions de l’Ontario se trouvant à l’« étape 1 » (ce qu’on appelle maintenant la « zone grise » et la « zone de fermeture »), soit l’étape la plus restrictive, qui s’applique aux régions présentant les taux les plus élevés de COVID-192.

La CBH a contesté une disposition du Règlement qui permet au « détaillant à bas prix ou [à] la grande surface [qui] vend des produits d’épicerie » d’ouvrir, tout en obligeant les grandes surfaces qui ne vendent pas de produits d’épicerie à fermer. L’argument principal de la CBH était qu’il est irrationnel de permettre à des magasins comme Walmart, qui vendent essentiellement le même type de produits qu’elle, d’ouvrir simplement parce qu’ils vendent aussi des produits d’épicerie. La CBH a également fait valoir que le critère des « services essentiels » n’était pas pertinent dans le cadre de la Loi sur la réouverture, et que les restrictions plus lourdes imposées aux grandes surfaces qui ne vendent pas de produits d’épicerie n’étaient pas étayées par des données probantes sur la transmission de la COVID-19.

La Cour a rejeté la demande, estimant que le Règlement était conforme à l’objet et à la portée de la Loi sur la réouverture, qui visait à [traduction] « fournir une approche flexible pour trouver le point d’équilibre entre, d’une part, la santé et la sécurité des Ontariens pendant la pandémie et, d’autre part, les intérêts économiques et commerciaux de la province »3. Elle a jugé qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur la [traduction] « sagesse et l’efficacité » de la politique (même si elle a noté que la loi était [traduction] « certainement contestable »)4. Le rôle de la Cour se limitait plutôt à déterminer si la disposition était autorisée par la Loi sur la réouverture, ce qui est [traduction] « absolument le cas »5.

La norme de contrôle applicable aux règlements : compétence contre caractère raisonnable

La décision de la Cour s’est appuyée sur une norme de contrôle très déférentielle, puisqu’elle a choisi d’évaluer le Règlement selon le critère de l’objectif et de la portée du pouvoir établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée)6 (l’arrêt Katz), plutôt qu’en fonction de son caractère raisonnable comme le suggérerait une jurisprudence plus récente, en particulier l’arrêt Vavilov.

Selon le cadre d’analyse de l’arrêt Katz, il y a deux étapes pour déterminer si un règlement est ultra vires. La première étape consiste à déterminer l’objectif et la portée du pouvoir de réglementation en vertu de la loi habilitante. La seconde consiste à évaluer si le règlement est incompatible avec cet objectif ou cette portée. Cette approche du contrôle judiciaire des règlements est extrêmement déférente. En effet, pour être invalidé, un règlement doit reposer sur des considérations « sans importance », doit être « non pertinent » ou être « complètement étranger » à l’objet de la loi, ce qui ne se produira que dans un cas « flagrant »7.

L’application du critère de l’arrêt Katz par la Cour divisionnaire étonne. Celle-ci a qualifié le critère de Katz de [traduction] « bien établi » dans les circonstances de l’espèce, soulignant que des tribunaux avaient suivi la même approche dans des décisions subséquentes, y compris la Cour suprême dans l’arrêt West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal)8 en 2018. Cependant, la primauté du critère de l’arrêt Katz est remise en question depuis un certain temps par un courant jurisprudentiel qui a émergé en parallèle, où les tribunaux, y compris la Cour suprême dans les arrêts Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District)9 (l’arrêt Catalyst Paper) en 2012 et Green c. Société du Barreau du Manitoba10 en 2017, ont appliqué la norme du caractère raisonnable dans le contrôle judiciaire des règlements. La décision de 2018 de la Cour suprême dans l’arrêt West Fraser Mills ne nous est d’aucun secours, le plus haut tribunal n’ayant pas abordé la nouvelle approche au moment d’appliquer le critère de Katz.

Qui plus est, comme l’a fait valoir la CBH en l’espèce, le cadre d’analyse de l’arrêt Katz semble avoir été supplanté par la norme de la décision raisonnable de l’arrêt Vavilov, dans lequel la Cour suprême du Canada a établi le caractère raisonnable comme norme de contrôle présumée11.

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a éliminé les questions de compétence qui appellent l’application de la norme de la décision correcte, et a plutôt approuvé le contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable lorsque, comme en l’espèce, « le législateur a délégué un large pouvoir à un organe administratif qui permet à celui-ci de concevoir des règlements dans la poursuite des objectifs de sa loi habilitante »12. Cependant, la Cour divisionnaire n’a manifestement pas compris le message, et a rejeté l’argument de la CBH sur ce point. Comme l’a fait remarquer le professeur Paul Daly, la décision de la Cour en l’espèce ravive l’incertitude entourant l’état du droit relatif à la norme de contrôle applicable aux règlements, ce qui est malvenu compte tenu des objectifs de l’arrêt Vavilov13.

Nous pensons qu’il n’y a pas vraiment de raison de conserver l’approche de l’arrêt Katz comme cadre d’analyse distinct. Comme nous le savons depuis l’examen des règlements fait par la Cour suprême dans l’arrêt Catalyst Paper, le caractère raisonnable « s’adapte au contexte », y compris le contexte spécifique qui s’applique lorsque des règlements ont été promulgués en vertu d’une loi14. L’abandon du cadre d’analyse de l’arrêt Katz au profit de la norme de la décision raisonnable soumettrait aussi en toute logique les règlements à d’autres critères de décision raisonnable déjà reconnus dans certaines circonstances, comme l’analyse des fins illégitimes dans l’affaire Tesla Motors15 que la Cour a dû distinguer16. Toutefois, du moins pour l’instant, il semble que les tribunaux continueront de laisser les règlements échapper au contrôle judiciaire et qu’ils ne les invalideront que s’ils sont manifestement incompatibles avec les pouvoirs conférés par la loi.

L’approche déférente des tribunaux face aux politiques gouvernementales touchant la pandémie et à leurs répercussions sur les libertés civiles

En plus de l’application par la Cour divisionnaire de l’approche très déférentielle de l’arrêt Katz, la décision de la Cour sur le fond reflète également la forte réticence des tribunaux canadiens à s’immiscer dans les décisions des autorités gouvernementales imposant des restrictions aux entreprises et aux particuliers pendant la pandémie.

En l’espèce, il s’agissait d’une politique qui semble intuitivement injuste, du moins à certains égards. Les grandes surfaces qui vendent également des produits d’épicerie peuvent rester ouvertes et continuer à vendre des articles non alimentaires lors des achats en personne, tandis que leurs concurrents qui ne vendent pas de produits d’épicerie doivent rester fermés, sauf pour la collecte sur le trottoir. La Cour n’a pu s’empêcher de noter que la sagesse et l’efficacité de cette politique étaient [traduction] « certainement contestables »17 convenant que le Règlement [traduction] « semble aboutir à des comportements incompatibles avec le grand objectif de la politique, qui consiste à réduire la transmission communautaire dans les zones de fermeture, tout en autorisant la vente en magasin de produits essentiels »18. Cependant, la Cour a maintenu qu’il ne lui appartenait pas, dans le cadre du contrôle judiciaire du Règlement, de [traduction] « se prononcer sur l’efficacité ou la sagesse des choix politiques relevant par ailleurs du pouvoir exécutif du lieutenant-gouverneur en conseil »19. En résumé, la Cour décide de ce que le gouvernement peut faire et non de ce qu’il doit faire.

Cette distinction est particulièrement importante aujourd’hui, à l’heure où les gouvernements doivent répondre à une crise de santé publique moderne pour laquelle il n’existe pas de règles clairement préétablies. La pandémie de COVID-19 a mis les tribunaux face à l’épineuse question de déterminer dans quelle mesure les activités normales, ainsi que les libertés civiles, peuvent et doivent être restreintes pour ralentir la propagation du virus.

Jusqu’à présent, ils ont semblé préférer laisser ces choix au législateur. Par exemple, dans l’affaire Taylor v. Newfoundland and Labrador20, la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador a confirmé la décision de la province de limiter l’entrée à Terre-Neuve-et-Labrador aux résidents, aux travailleurs asymptomatiques et aux personnes bénéficiant d’une exemption.De même, dans l’affaire Ingram v. Alberta (Chief Medical Officer of Health)21, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rejeté une action en justice intentée par des églises et des particuliers selon qui les restrictions contre les rassemblements, notamment dans les lieux de culte, violaient la Charte. Pareillement, dans l’affaire Monsanto c. Canada (Santé)22, la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent de l’Agence des services frontaliers canadiens de ne pas exempter de la quarantaine obligatoire de 14 jours un citoyen canadien qui avait passé une journée aux États-Unis pour son travail.

Bien que ces affaires aient chacune soulevé des questions de droit différentes, elles ont en commun l’accent mis par les tribunaux sur les risques que la pandémie fait courir au public et le refus d’intervenir dans les décisions gouvernementales visant à limiter les droits des individus dans l’intérêt de la santé publique. Mises en commun, ces décisions portent à croire que les tribunaux canadiens adopteront une approche non interventionniste dans le contexte d’une urgence de santé publique comme celle de la COVID-19.

Cependant, nous nous trouvons aux premiers stades d’une crise sans précédent, dans laquelle les risques pour la santé publique sont les plus élevés et où nous disposons de connaissances et d’une expérience collectives limitées sur les mesures à prendre. Au fil du temps et de l’évolution de la situation, nous verrons si les tribunaux maintiendront la même approche déférente ou s’ils commenceront à examiner plus attentivement l’équilibre que les gouvernements cherchent à établir entre l’atteinte aux libertés civiles et la protection de la santé publique.

L’article ci-dessus a été d’abord publié sur la page Web des publications de la section de droit constitutionnel, des libertés civiles et des droits de la personne de l’Association du Barreau de l’Ontario.


1 2020 ONSC 8046 [HBC v. Ontario].

2 Ibid aux paragraphes 5 et 10.

3 Ibid. au paragraphe 71.

4 Ibid aux paragraphes 72 et 73.

5 Ibid. au paragraphe 4.

6 2013 CSC 64 [l’arrêt Katz].

7 Arrêt Katz au paragraphe 28.

8 2018 CSC 22.

9 2012 CSC 2 [l’arrêt Catalyst Paper].

10 2017 CSC 20.

11 HBC v. Ontario au paragraphe 39; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

12 Ibid. au paragraphe 66.

13 Paul Daly, Regulations and Reasonableness Review (29 janvier 2021), en ligne (blogue) : Paul Daly.

14 Arrêt Catalyst Paper au paragraphe 18.

15 Tesla Motors Canada ULC v. Ontario (Ministry of Transportation), 2018 ONSC 5062.

16 HBC v. Ontario aux paragraphes 78 à 80.

17 Ibid. au paragraphe 72.

18 Ibid.

19 Ibid. au paragraphe 73.

21 2020 NLSC 125.

21 2020 ABQB 806.

22 2020 FC 1053.

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