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Perspectives

Le trompe-l’œil n’a pas à être explicitement plaidé, statue la Cour d’appel fédérale

Dans une décision rendue oralement à l’audience du 16 septembre 2021, la juge Woods de la Cour d’appel fédérale (CAF) a rejeté l’appel des contribuables de la décision de la Cour canadienne de l’impôt dans l’affaire Paletta c. La Reine, 2019 CCI 205 (Paletta).

Contexte

La principale question portée en appel était de savoir si l’on avait violé l’équité procédurale lors de l’audience devant la Cour de l’impôt; les contribuables alléguant ne pas avoir eu droit à une audition équitable parce que la Couronne ne leur avait pas fait part de la preuve qu’ils devaient présenter. Par conséquent, ils affirment ne pas avoir pu se défendre adéquatement quant à ce qui, en fin de compte, s’est avéré l’enjeu décisif de l’affaire, soit celui du trompe-l’œil.

En principe, la Cour canadienne de l’impôt entend un appel pour établir si le ministre était justifié en fait et en droit d’en arriver à l’imposition contestée. C’est généralement au contribuable qu’il incombe de réfuter les hypothèses de fait sur lesquelles s’est fondé le ministre. Le contribuable obtiendra gain de cause s’il prouve, selon la prépondérance des probabilités, que ces hypothèses étaient erronée1.

Paletta c. La Reine

L’affaire Paletta visait principalement à établir si les contribuables avaient eu raison de déduire certaines pertes et dépenses de distribution cinématographique pour les années d’imposition 2007 et 2008. Ces déductions se rapportaient à des transactions aux termes desquelles la 20th Century Fox (Fox) avait vendu deux de ses récentes productions à des sociétés de personnes dont les contribuables étaient commanditaires, mais s’était réservé l’option de les racheter. L’essentiel des pertes et dépenses en question consistait en des frais d’impression et de publicité prétendument engagés peu après l’acquisition des films de Fox. Quelque temps plus tard, Fox a levé ses options afin de réacquérir tous les intérêts relatifs aux films, dont ceux achetés par les sociétés de personnes. L’entente a donc été annulée et les droits, restitués à Fox.

C’est alors que le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard des contribuables, rejetant les pertes et dépenses susmentionnées au motif que les transactions visées s’inscrivaient dans un stratagème de déclaration de pertes fiscales qui, axé sur de fausses dépenses relatives à la distribution d’un film, visait l’obtention d’un report d’impôt et d’économies d’impôt permanentes.

La Cour de l’impôt a confirmé la nouvelle cotisation, statuant que les pertes et les dépenses n’avaient pas été subies ou engagées afin de générer un revenu, et n’étaient donc pas déductibles aux termes de l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Elle a au surplus conclu que les conventions d’option étaient des trompe-l’œil conçus pour dissimuler l’entente entre les parties selon laquelle Fox allait ultimement réacquérir les films avant leur diffusion commerciale.

Décision de la CAF

Portant appel devant la CAF, les contribuables ont fait valoir que le ministre n’avait pas soulevé le trompe-l’œil dans ses hypothèses, et qu’en conséquence, la Cour de l’impôt ne pouvait pas les débouter sur cette base. La CAF a balayé cet argument, remarquant que les hypothèses du ministre s’apparentaient sur le fond au trompe-l’œil. En effet, celui-ci avait avancé que :

  1. Fox n’avait jamais eu l’intention de conférer réellement aux sociétés de personnes la propriété, le contrôle et la jouissance des films;
  2. les contribuables savaient que Fox allait lever son option, et que les films ne seraient source d’aucun revenu pendant que les sociétés de personne y détenaient quelque intérêt. Ce qui précède, selon la CAF, suffisait à alerter les contribuables à propos des enjeux relatifs au trompe-l’œil et à l’entente préalable.

À titre d’autre motif d’appel, les contribuables ont souligné que la Cour de l’impôt avait conclu que les options étaient un trompe-l’œil malgré l’absence d’allégation de la Couronne en ce sens. Bien qu’elle ait reconnu que le ministre ne l’avait pas clairement explicité, la Couronne a soutenu que rien ne s’opposait à cette conclusion. La CAF a convenu que l’absence du terme « trompe-l’œil » n’enlevait rien au fait que la Couronne avait avisé les contribuables de la preuve qu’ils devaient fournir. Au contraire, elle a statué qu’il n’était pas nécessaire pour le ministre de présenter l’hypothèse d’un trompe-l’œil ou de déclarer explicitement qu’il y avait tromperie. Elle a conclu qu’il [traduction] « ressortait indéniablement des hypothèses pertinentes que le ministre avait conclu à la présence d’une tromperie quant aux options ».

Conclusion

Le jugement de la CAF ne cadre pas avec les exigences d’ordre général relatives aux plaidoiries, ni avec le principe selon lequel le contribuable a le droit qu’on l’informe sur ce qui lui est reproché et qu’on lui permette de présenter une défense. Le recours au trompe-l’œil n’est pas qu’une grave allégation : elle a aussi le potentiel d’entraîner de lourdes conséquences pour le contribuable accusé, tant sur le plan des finances que de la réputation, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une société ouverte. En effet, le fait de faire valoir vigoureusement l’argument du trompe-l’œil a déjà entraîné l’attribution de dépens considérables à la Couronne2.

La décision de la CAF dans Paletta vient établir que le ministre n’a pas besoin d’alléguer le trompe-l’œil, pourtant une notion juridique bien connue et admise, pour qu’il soit invoqué. Elle est en outre susceptible de donner au ministre la latitude nécessaire pour soulever le trompe-l’œil seulement lors des plaidoiries, sans en avoir avisé le contribuable au préalable. De telles conclusions sont extrêmement injustes pour les contribuables, en ce qu’elles pourraient permettre à la Couronne d’éviter les conséquences de plaider le trompe-l’œil tout en y ayant recours lors du procès. Qui plus est, la décision va à l’encontre de l’exigence de présenter en plaidoirie le détail de toute allégation de malhonnêteté, notamment en matière de fraude ou de diffamation.

Vu la décision de la CAF dans Paletta, les contribuables devront dorénavant lire entre les lignes des hypothèses du ministre afin d’établir si les faits allégués permettent implicitement de plaider le trompe-l’œil, et devront dépenser temps et argent pour se préparer à réfuter une allégation non explicite.

Il s’agit, selon nous, d’un cas classique de faits erronés engendrant des lois erronées, et il conviendrait de saisir la Cour de l’impôt et la CAF pour qu’elles limitent cette décision à la première occasion. 


1 Eisbrenner c. Canada, 2020 CAF 93; demande d’autorisation d’appel refusée par la Cour suprême du Canada (CSC, registre no 39303). 

2 Cameco Corporation c. La Reine, 2019 CCI 92.

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