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Perspectives

La Cour suprême du Canada rend une décision très attendue sur la RGAÉ

Le vendredi 26 mai 2023, la Cour suprême du Canada (la CSC ou la Cour suprême) a rejeté l’appel de la contribuable dans l’affaire Deans Knight Income Corp. c. Canada, 2023 CSC 16 (Deans Knight). Cette décision très attendue porte sur la règle générale anti-évitement (RGAÉ) énoncée à l’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu(la Loi). La RGAÉ permet à l’Agence du revenu du Canada (ARC), dans certaines situations, de déterminer à nouveau les attributs fiscaux d’une opération. Elle s’applique lorsque le contribuable effectue une opération ou une série d’opérations principalement pour obtenir un avantage fiscal, ce qui entraîne un abus dans l’application d’une ou plusieurs dispositions de la Loi. La jurisprudence a établi une analyse à deux volets pour juger du caractère abusif ou non d’une opération. Premièrement, la Cour détermine l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes de la Loi. Deuxièmement, elle détermine si l’opération en question est contraire à cet objet et à cet esprit.

L’affaire Deans Knight était l’occasion pour la Cour suprême de donner des précisions aux contribuables sur le rôle de la RGAÉ dans le régime fiscal du Canada et sur son application, plus particulièrement sur la façon dont les tribunaux doivent déterminer l’objet et l’esprit d’une disposition. BLG a fait valoir l’importance de ces précisions dans son rôle de représentant d’un des intervenants, la Chambre de commerce du Canada.

Aperçu

L’affaire Deans Knight portait sur l’application potentielle de la RGAÉ aux opérations conçues pour éviter le déclenchement de restrictions, plus particulièrement celles du paragraphe 111(5) de la Loi, qui restreint ou interdit l’utilisation par une société ayant fait l’objet d’une « acquisition de contrôle » des pertes d’entreprise accumulées avant cette acquisition pendant les exercices postérieurs à l’acquisition2. La contribuable Deans Knight avait accumulé 90 millions de dollars en pertes alors qu’elle était une société ouverte, et elle a tenté de les monétiser au moyen d’une série d’opérations conçue pour éviter une acquisition de contrôle et ainsi conserver le droit d’utiliser ces pertes.

La notion de « contrôle » dans les dispositions pertinentes renvoie au contrôle de jure : la propriété ou le contrôle d’un nombre suffisant d’actions de la société pour conférer la majorité des voix lors de l’élection du conseil d’administration. Nombre de dispositions de la Loi fonctionnent selon le critère, plus large, du contrôle de facto, soit toute capacité (que ce soit en ayant le contrôle des voix associées aux actions ou autrement) d’exercer une influence directe ou indirecte qui, si elle se concrétise, entraîne le contrôle de la société.

La décision majoritaire

Dans une décision majoritaire rédigée par le juge Rowe, la Cour suprême a conclu que les opérations étaient abusives et que, par conséquent, la RGAÉ s’appliquait et justifiait de refuser les avantages fiscaux.

Pour les juges majoritaires, il est crucial, au moment de déterminer l’objet et l’esprit d’une disposition, de distinguer sa raison d’être des moyens que le Parlement a choisis pour y donner effet. Leur examen du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 111(5) révèle que sa raison d’être sous-jacente est de refuser les reports de pertes en cas de manque de continuité au sein de la société, en fonction à la fois de l’identité de ses actionnaires majoritaires et de ses activités commerciales. De plus, les juges majoritaires ont conclu que le critère du contrôle de jure n’explique pas entièrement la raison d’être du paragraphe 111(5), qui devient plus claire après l’examen de dispositions connexes qui à la fois étendent et restreignent les circonstances dans lesquelles une acquisition de contrôle s’est produite, notamment en allant au-delà de la documentation habituelle considérée pour l’analyse fondée sur le critère du contrôle de jure. Selon eux, l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) visent ensemble à empêcher que des sociétés soient acquises par des parties avec qui elles n’étaient pas liées dans le but de déduire les pertes inutilisées de ces sociétés pour réduire le revenu d’une autre entreprise au profit des nouveaux actionnaires3.

À la lumière d’un examen des opérations en cause, la Cour suprême a déterminé que les parties avaient atteint le résultat que le Parlement a tenté de prévenir, puisque les opérations ont permis à un tiers non lié de parvenir à l’équivalent fonctionnel d’une acquisition de contrôle du contribuable au moyen d’une convention d’investissement conclue avec Deans Knight, tout en contournant le paragraphe 111(5).  Plus particulièrement :

  1. le tiers a obtenu par contrat la faculté de sélectionner les administrateurs de Deans Knight;
  2. la convention d’investissement a eu pour effet de restreindre grandement les pouvoirs du conseil d’administration qui, n’eût été l’opération court-circuit, surviendrait normalement par la voie d’une convention unanime des actionnaires et déclencherait une acquisition du contrôle de jure;
  3. les opérations ont permis au tiers de retirer des avantages financiers importants, tout en privant Deans Knight, l’actionnaire votant majoritaire sur papier, de tous les droits essentiels qu’elle aurait pu habituellement exercer;
  4. toute liberté résiduelle qu’avait Deans Knight était illusoire, puisqu’il lui était interdit de se livrer à toute activité autre que l’étude et l’acceptation de l’occasion d’affaires, et parce que le refus de l’occasion d’affaires était lourd de conséquences.

La dissidence

La juge Côté, dissidente, considère que l’appel aurait dû être accueilli et que les juges majoritaires ont souscrit à une approche ad hoc qui élargit la notion de contrôle en y incluant un vaste éventail de facteurs opérationnels, malgré l’adoption non équivoque par le Parlement du critère de contrôle de jure au paragraphe 111(5). Selon la juge Côté, l’approche qu’adoptent les juges majoritaires afin de cerner l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) ne tient pas compte du principe fondamental selon lequel la RGAÉ ne sert pas et ne peut pas servir à passer outre l’intention spécifique du Parlement quant à des dispositions spécifiques de la Loi. Elle rappelle que, selon la jurisprudence antérieure, l’analyse de la RGAÉ repose sur la même méthode interprétative que celle qu’emploie la Cour pour toute interprétation législative. Selon celle-ci, le texte d’une disposition peut, dans certaines circonstances, s’avérer déterminant. C’est le cas d’une disposition anti-évitement précise comme le paragraphe 111(5), où la question clé est celle de savoir si le Parlement avait spécifiquement l’intention d’empêcher ou de permettre un certain type d’opérations.

En appliquant cette approche interprétative, la juge Côté a déterminé que l’objet et l’esprit du paragraphe 111(5) étaient de restreindre l’accès aux attributs fiscaux lorsqu’une société accède à ceux-ci au moyen d’un changement de contrôle de jure. Le Parlement n’a jamais eu l’intention que les tribunaux examinent d’autres facteurs que ceux relatifs à la propriété d’actions dans la détermination du contrôle. Par ailleurs, la juge Côté estime que la notion d’équivalence fonctionnelle introduite par la majorité, qui assimile la convention d’investissement à un acte constitutif, ignore le fait que ces ententes sont exécutées de manières « radicalement différentes », et qu’en l’employant, la Cour passe outre l’intention claire du Parlement et l’expression claire d’un critère de contrôle de jure pour restreindre l’utilisation des pertes au paragraphe 111(5).

Nous présumons qu’une bonne partie des commentaires que rédigeront les fiscalistes sur cet arrêt iront dans la même veine que ceux de la juge Côté.

Il sera particulièrement intéressant de voir quels seront les effets de cet arrêt sur les modifications législatives que le gouvernement a proposé d’apporter à la RGAÉ dans le budget fédéral du 28 mars 2023. Pour justifier ces modifications, qui visent à rendre la RGAÉ plus facile à appliquer, le gouvernement cite une prétendue réticence des tribunaux à conclure à un abus des dispositions de la Loi, une position qui semble difficilement conciliable avec un examen attentif de la jurisprudence4. La victoire du gouvernement dans l’arrêt Deans Knight vient grandement miner tout argument en faveur de modifications visant à l’avantager dans les affaires concernant la RGAÉ.

Nous prévoyons de contribuer à nouveau à la discussion en publiant une analyse détaillée des implications de cet arrêt sur la planification fiscale, les litiges fiscaux et la consultation que le ministère des Finances mène actuellement au sujet de la RGAÉ. Abonnez-vous à nos bulletins pour ne rien manquer.


1 L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) [la Loi].

2 Voir nos précédents textes en ligne sur l’affaire Deans Knight, Supreme Court of Canada grants leave to appeal in Deans Knight et Taxpayer Seeks to Appeal Antiavoidance Case to Supreme Court of Canada.

3 Deans Knight Income Corp. c. Canada, 2023 CSC 16, au paragraphe 78.

4 À ce sujet, voir le texte du 3 mai 2023 de la Chambre de commerce du Canada, publié en ligne : Canadian Chamber shares post-budget comments on the general anti-avoidance rule (GAAR) .

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