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Perspectives

Décision de la CSC : secret des délibérations du Cabinet et divulgation de ses lettres de mandat

Dans Ontario (Procureur général) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2024 CSC 4, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a conclu que le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (le « CIPVP ») n’avait pas accordé le poids qui convient au besoin de préserver le secret des délibérations lorsqu’il a conféré au public un droit d’accès aux lettres de mandat que le premier ministre de l’Ontario a remises à chacun de ses ministres peu après avoir formé son gouvernement en 2018. Cette décision confirme l’importance capitale de la protection des renseignements confidentiels du Cabinet dans le système constitutionnel du Canada et réaffirme que la législation canadienne sur l’accès à l’information vise à établir un équilibre entre la transparence et la confidentialité. Les divergences d’opinions entre les juges quant à la norme de contrôle appropriée dans cette affaire pourraient élargir les circonstances dans lesquelles la norme de la décision correcte s’applique, mais également mettre en doute l’approche convenable de la norme de la décision raisonnable.

Contexte

La Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, chap. F.31 de l’Ontario (la « LAIPVP ») procure au public un droit d’accès aux documents dont une institution gouvernementale a la garde ou le contrôle, sous réserve de certaines exceptions, notamment celle prévue au paragraphe 12(1) qui vise à protéger les documents qui « [auraient] pour effet de révéler l’objet des délibérations du Conseil exécutif ou de ses comités ». Le Conseil exécutif se compose du premier ministre et de ses ministres; on l’appelle communément le « Cabinet ».

Dans le dossier qui nous intéresse, la Société Radio-Canada (« SRC ») a demandé d’obtenir des copies de 23 lettres de mandat confidentielles que le premier ministre de l’Ontario Doug Ford a envoyées à ses ministres. Celles-ci énonçaient le plan d’action de Ford et les principales priorités stratégiques de chaque ministère, et contenaient des conseils, des instructions et des directives. Le Bureau du Cabinet a rejeté la demande de la SRC en vertu du paragraphe 12(1) de la LAIPVP.

La SRC a interjeté appel devant le CIPVP, qui a donné tort au Bureau du Cabinet et jugé que les lettres de mandat n’étaient pas exemptes de divulgation, du fait que rien ne suggère : 1) qu’elles révèlent l’objet de délibérations antérieures du premier ministre ou du Cabinet; 2) qu’elles ont fait l’objet de discussions lors de réunions du Cabinet; 3) qu’elles feront l’objet de discussions lors de futures réunions du Cabinet. Le CIPVP a au contraire soutenu que les lettres constituaient « l’aboutissement » des délibérations du premier ministre et qu’elles donnaient tout au plus des indications sur des sujets susceptibles d’être abordés pendant des réunions du Cabinet. Il a donc ordonné au Bureau du Cabinet de divulguer les lettres à la SRC.

Le procureur général de l’Ontario (le « PGO ») a déposé une demande d’examen judiciaire de la décision auprès de la Cour divisionnaire de l’Ontario (2020 ONSC 5085). Cette dernière a confirmé le caractère raisonnable de la décision du CIPVP, affirmant qu’elle se basait largement sur des faits puisqu’il n’existait aucune preuve que les lettres de mandat pourraient faire l’objet d’une exception en vertu du paragraphe 12(1). La Cour d’appel de l’Ontario, dans une décision majoritaire, a rejeté le pourvoi du PGO. Le juge Lauwers, dissident, aurait accueilli l’appel et a soutenu que les lettres devaient être protégées en vertu du paragraphe 12(1) (2022 ONCA 74).

Cour suprême du Canada

Dans une décision à 6 contre 1, la juge Karakatsanis, représentant la majorité, a accueilli le pourvoi et annulé l’ordonnance du CIPVP de divulguer les lettres. La juge Côté, concordante, a indiqué être d’accord que les lettres étaient protégées par le paragraphe 12(1), mais s’opposer à la conclusion des juges majoritaires quant à la norme de contrôle à adopter.

Norme de contrôle

La Cour divisionnaire et la Cour d’appel avaient toutes deux appliqué la norme de la décision raisonnable à la décision du CIPVP. Le juge Lauwers, dans ses motifs dissidents, a exprimé l’avis que ce dossier posait un dilemme. En vertu de la décision dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, l’interprétation du CIPVP devrait être assujettie à la norme de la décision raisonnable. Cependant, puisqu’il est question de documents du Cabinet dans le dossier que nous examinons, la « superposition constitutionnelle » appellerait plutôt à un contrôle selon la norme de la décision correcte.

Les juges majoritaires ne se sont pas prononcés sur cette « question épineuse », avançant que l’issue du dossier serait la même qu’on applique la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte. Les parties n’ayant en fait pas abordé la question de la norme de contrôle applicable, la CSC a conclu « qu’il n’[était] pas nécessaire de trancher la question définitivement ». Elle a plutôt choisi d’appliquer la norme de la décision raisonnable, ce qui, selon la juge Côté, n’accorderait pas assez d’importance aux motifs du CIPVP et reviendrait essentiellement à appliquer la norme de la décision correcte.

La juge concordante a ajouté que la question épineuse de la norme de contrôle applicable était « essentielle » et « sérieuse ». La portée du privilège du Cabinet s’inscrit, à son avis, dans la catégorie reconnue dans l’arrêt Vavilov des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Se reportant encore une fois à l’arrêt Vavilov, elle a déclaré que, puisque les enjeux touchant les limites du secret professionnel de l’avocat ou du privilège parlementaire doivent être soumis à un contrôle selon la norme de la décision correcte, il devrait en être de même pour le privilège du Cabinet.

La juge Côté s’est dite en désaccord avec l’opinion des juges majoritaires voulant que la conclusion aurait été la même, peu importe qu’on applique la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte, soulignant que chaque norme nécessite une approche différente et que cette façon de faire n’est pas conforme à une révision qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision ». À son sens, les motifs de la juge Karakatsanis impliquaient dans les faits un examen en fonction de la norme de la décision correcte, ce qui revenait à interpréter l’exception et à se servir de ses conclusions comme critère pour juger la décision du CIPVP. Au bout du compte, cependant, elle a convenu que les juges majoritaires étaient arrivés à la bonne conclusion selon la norme de la décision correcte, soit d’annuler la décision du CIPVP.

Conciliation des valeurs de la LAIPVP

La juge Karakatsanis, écrivant pour les juges majoritaires, a souligné que l’objectif de la LAIPVP et d’autres lois en matière d’accès à l’information est d’« établi[r] un équilibre entre le besoin de savoir du public et la confidentialité nécessaire pour que l’exécutif puisse gouverner efficacement ».

Elles visent à « favorise[r] la transparence, la reddition de comptes et une participation significative du public » et à « améliorer les rouages du gouvernement » afin de le rendre « plus efficace, plus réceptif et plus responsable ». Cela dit, les juges majoritaires ont également reconnu l’importance des sphères de confidentialité au sein du gouvernement, en relevant que : « la confidentialité du Cabinet accorde à l’exécutif la latitude dont il a besoin pour gouverner de manière efficace et responsable sur le plan collectif » et « favorise la transparence des délibérations, la solidarité ministérielle et l’efficacité du gouvernement en protégeant les délibérations du Cabinet ».

Prise en compte inadéquate du contexte juridique et factuel par le CIPVP

La juge Karakatsanis a affirmé que la décision du CIPVP était déraisonnable, car elle n’accordait pas le poids qui convient au contexte juridique et factuel, plus particulièrement aux traditions et conventions constitutionnelles entourant la confidentialité du Cabinet, son processus décisionnel et le rôle du premier ministre.

Les motifs de la CSC expliquent par ailleurs que la confidentialité du Cabinet est protégée par convention constitutionnelle afin d’assurer l’efficacité du gouvernement, et ce, dans la poursuite de trois objectifs : la franchise, la solidarité et l’efficacité du processus décisionnel collectif. En effet, on cherche à ce que les ministres soient en mesure de s’exprimer librement dans leurs délibérations, se montrent solidaires en public et puissent être tenus responsables collectivement de leurs décisions.

Le CIPVP a convenablement pesé les considérations de franchise et de solidarité, mais pas celle de l’efficacité; son interprétation de l’exception énoncée au paragraphe 12(1) était beaucoup trop restrictive, et il a négligé certains des arguments du Bureau du Cabinet, rejetant notamment celui voulant que le maintien de la confidentialité des délibérations du Cabinet jusqu’à ce qu’une décision finale ait été prise et annoncée favorise l’efficacité du processus de délibération. La divulgation prématurée de priorités stratégiques peut nuire à ce processus et, du même coup, à l’efficacité du gouvernement. Autrement dit, le moment où le cabinet décide d’annoncer ses priorités stratégiques et la manière dont il le fait font partie intégrante de son processus de délibération, ce qui justifie une protection aux termes du paragraphe 12(1).

Non seulement les résultats ou les sujets des délibérations, mais également leur objet

Dans ses motifs, la CSC a indiqué être en désaccord avec la prétention du CIPVP que les lettres ne contenaient que des « sujets » ou des « résultats finaux » du processus de délibération du premier ministre. Il s’agit selon la juge Karakatsanis d’une affirmation déraisonnable compte tenu de la nature du processus décisionnel du Cabinet et du rôle qu’y joue le premier ministre.

Plus précisément, les décisions du Cabinet se prennent de manière fluide et dynamique, selon un ordre du jour clair. Le premier ministre, puisqu’il décide des points abordés lors des réunions, joue un rôle déterminant dans le processus décisionnel du Cabinet et fait intrinsèquement partie de ses délibérations de par sa fonction et ses activités. Bien que le CIPVP ait prétendu accepter que le délibéré du premier ministre ne saurait être dissocié de celui du Cabinet, il a en fait créé une « dichotomie artificielle » entre les deux processus de délibération lorsqu’il a qualifié les lettres de « résultats » des délibérations du premier ministre. Le CIPVP a en outre omis de reconnaître que puisque les priorités stratégiques contenues dans les lettres constituaient le point de départ du processus de délibération du Cabinet, elles étaient appelées à changer et pouvaient orienter des décisions futures.
De plus, les juges de la majorité ont conclu qu’il était déraisonnable de considérer les lettres comme de simples « sujets » étant donné qu’elles contenaient les opinions initiales du premier ministre et que leur communication, lorsque mise en corrélation avec les actions subséquentes du gouvernement, révélerait l’objet des délibérations du Cabinet.

Points à retenir

  • La décision de la CSC dans Ontario (Procureur général) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée) confirme l’importance capitale de la protection des renseignements confidentiels du Cabinet dans la démocratie constitutionnelle du Canada. La confidentialité du Cabinet est protégée par convention constitutionnelle et favorise la franchise, la solidarité et l’efficacité, contribuant ainsi à un gouvernement efficace.
  • Le paragraphe 12(1) de la LAIPVP offre une protection particulière aux documents qui révéleraient l’objet de délibérations du Conseil exécutif ou de ses comités, ce qui englobe les lettres de mandat du Cabinet. Ces dernières ne renferment pas l’aboutissement des délibérations du premier ministre ou de simples sujets de discussion, mais bien le début du processus d’établissement de priorités stratégiques. Elles sont donc être exemptes de divulgation.
  • En affirmant que la législation sur l’accès à l’information établit un équilibre, la CSC a accordé une importance particulière aux fonctions législatives des exceptions et exclusions qui ne sont pas reconnues de manière universelle dans les décisions des tribunaux inférieurs, en plus de confirmer leurs objectifs essentiels, soit la transparence, la reddition de comptes et une participation significative du public tout en préservant la confidentialité. Elle n’a par ailleurs pas tenu compte du principe de la LAIPVP selon lequel « les exceptions au droit d’accès doivent être limitées et précises ».
  • La conclusion de la juge Côté avançant qu’il aurait fallu appliquer la norme de la décision correcte, ce sur quoi les juges majoritaires ne se sont pas prononcés, ouvre la porte à l’élargissement de la catégorie de questions de droit appelant l’application de cette norme reconnue dans l’arrêt Vavilov. La CSC avait établi dans cette affaire que la norme de la décision correcte devait s’appliquer dans le cas de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et de questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs. Plus récemment, le dossier Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 a clarifié qu’une question est considérée « d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » lorsqu’elle a une incidence sur le système juridique dans son ensemble ou sur l’administration de la justice dans son ensemble et qu’elle a des conséquences sur une vaste gamme d’autres lois ou sur d’autres institutions gouvernementales. Selon l’approche prônée par la juge Côté, les superpositions constitutionnelles devraient être traitées comme des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique.
  • La juge Côté a également remis en doute la norme de contrôle appliquée par les juges majoritaires, la manière adéquate de procéder à une révision qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision », et le niveau de déférence à accorder aux décideurs. Ce que les juges majoritaires ont considéré comme un examen en fonction de la norme de la décision raisonnable « impliqu[ait] dans les faits un examen en fonction de la norme de la décision correcte ». Les discussions approfondies des juges majoritaires au sujet des conventions constitutionnelles et de l’objectif d’efficacité du secret du Cabinet (un concept qui n’a été pleinement exprimé que dans la doctrine selon la juge Côté) risquent de placer la barre encore plus haut pour les décideurs administratifs, qui connaissent bien leur domaine, mais pas nécessairement les conventions constitutionnelles. Ces derniers, lorsqu’ils ont à se prononcer sur une question où il y a superposition constitutionnelle, devraient, selon les juges majoritaires, prendre en compte tous les éléments constitutionnels pour arriver à une décision raisonnable.

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