une main qui tient une guitare

Perspectives

Principales décisions en droit commercial à retenir de 2022

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L’année 2022 a été marquante du côté des décisions en droit commercial. Toutes celles que nous présentons ici contiennent des enseignements précieux pour les entreprises. Les avocates plaidantes et avocats plaidants spécialisés en litige commercial de BLG ont pris part à de nombreux mandats notables et peuvent vous aider à comprendre les incidences éventuelles de ces décisions sur votre entreprise en 2023 et au-delà. Qu’il s’agisse de dossiers d’arbitrage d’envergure, de contrats commerciaux ou de décisions de portée internationale, notre équipe de litige commercial chevronnée reste à l’affût pour garder ses clients au fait des développements importants.

La Cour fédérale applique le principe de compétence-compétence dans General Entertainment and Music Inc. c. Gold Line Telemanagement Inc., 2022 CF 418

(Pierre N. Gemson et Glenn Gibson)

Introduction

Dans General Entertainment and Music Inc. c. Gold Line Telemanagement Inc., 2022 CF 418, la Cour fédérale a fourni des directives quant au critère juridique à appliquer lorsqu’une partie cherche à faire exécuter une clause d’arbitrage. Cette décision est particulièrement notable d’une part parce que la Cour fédérale voit beaucoup moins de dossiers d’arbitrage que les tribunaux provinciaux et de l’autre parce qu’elle précise le cadre à appliquer lorsque des parties demandent de surseoir à des poursuites.

Ce que vous devez savoir

  • Gold Line Telemanagement Inc. (« Gold Line ») a interjeté appel de la décision d’une juge puînée de rejeter une requête visant la suspension des procédures en faveur d’un arbitrage dans le cadre de l’action intentée par General Entertainment and Music Inc. (« GEM ») pour violation de droit d’auteur.
  • L’enjeu principal présenté à la Cour consistait à déterminer s’il était envisageable de suspendre les procédures en faveur d’un arbitrage aux Bermudes.
  • La Cour fédérale a accueilli l’appel, le refus de la juge responsable de la gestion de l’instance étant basé sur une erreur de droit.

Contexte

GEM, société constituée au Canada en 2015, offrait à ses abonnés des services par satellite leur donnant accès à divers programmes télévisés en persan; GEM détenait les droits d’auteur sur ces émissions. Jusqu’en 2017, le groupe d’entreprises GEM exerçait principalement ses activités par l’intermédiaire de l’entité GEMCO, propriétaire antérieure de certains actifs de GEM. GEM a soutenu qu’elle n’avait pas succédé à GEMCO et qu’elle n’avait pas assumé ses obligations contractuelles.

En vertu d’une entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences (l’« entente »), GEM, le concédant, a donné à la société bermudienne Ava, l’entité contractante qui fournit du contenu à Gold Line, sa société mère, le droit d’offrir son contenu. Gold Line offrait des services de média par contournement par l’entremise de GLWiZ, plateforme IP mondiale détenue et exploitée par GLWiZ Inc., filiale de Gold Line. L’entente contenait une clause d’arbitrage qui mentionnait « General Entertainment Media », mais sans préciser s’il était question de GEMCO, du groupe d’entreprises GEM en général ou d’une autre entité.

Critère juridique pour déterminer s’il y a lieu de suspendre des procédures en faveur d’un arbitrage

La principale question posée à la Cour était celle de savoir s’il était possible de suspendre les procédures en faveur d’un arbitrage aux Bermudes. Il existe certes une Loi sur l’arbitrage commercial (la « LAC ») fédérale, mais elle a une portée plus limitée que la compétence d’attribution de la Cour fédérale.

La LAC ne s’applique qu’aux procédures de la Couronne fédérale et aux dossiers de droit maritime et de droit de l’amirauté; elle ne convient pas à d’autres réclamations devant la Cour fédérale, comme celles qui se rapportent aux lois en matière de propriété intellectuelle.

Sans faire directement référence au champ d’application de la LAC, la Cour s’est reportée à la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, L.R.C. 1985, ch. 16 (la « LCNUSAE »), laquelle intègre dans la législation canadienne les principes de la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (la « Convention de New York »). La Cour a confirmé que l’article II.3 de la Convention de New York l’obligeait à renvoyer le dossier en arbitrage, à moins qu’elle juge l’entente d’arbitrage « caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée ».

Elle a aussi ajouté que « [d]ans la mesure où le différend pourrait être visé par la clause d’arbitrage, il doit être renvoyé à l’arbitrage ». Cette décision cadre avec le principe de compétence-compétence et de grands arrêts de la Cour suprême du Canada ayant fait jurisprudence, notamment Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34 qui sert régulièrement à confirmer la compétence juridictionnelle des arbitres.

La Cour fédérale a affirmé que lorsqu’il existe une clause d’arbitrage, toute contestation de la compétence de l’arbitre doit d’abord lui être renvoyée. On déroge toutefois à cette règle dans deux situations :

  • lorsque la contestation comporte une question de droit seulement;
  • pour les questions mixtes de droit et de fait, lorsque les questions de droit n’appellent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire au dossier et lorsque le tribunal est convaincu que la contestation n’est pas une tactique dilatoire et qu’elle ne compromettra pas le recours à l’arbitrage.

La Cour fédérale a également clarifié que la juge responsable de la gestion de l’instance avait commis une erreur en se fiant à la décision de la Cour suprême du Canada dans Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27 pour statuer sur l’exécution de la clause d’arbitrage en cause. En effet, cet arrêt établit que les tribunaux se doivent d’exécuter les clauses d’élection de for, à moins que la partie demanderesse présente des « motifs sérieux » soutenant qu’il ne serait pas raisonnable ou juste dans les circonstances de lui demander d’adhérer aux modalités de la clause en question. Cependant, lorsqu’il existe une entente d’arbitrage valide, les tribunaux n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas suspendre les procédures.

La résiliation d’un contrat ne peut servir d’argument pour se sauver d’un arbitrage

La Cour fédérale a également confirmé qu’une partie ne peut éviter un arbitrage sous prétexte que le contrat qui comprend la clause d’arbitrage a été résilié. Selon la doctrine de la séparabilité, une clause d’arbitrage est « autonome et juridiquement indépendante du contrat principal dans lequel elle figure ». Ainsi, la Cour a soutenu que même dans le cas où une entente était résiliée de manière légitime, elle avait tout de même un devoir systématique de renvoyer à l’arbitrage.

Points à retenir

Cette décision établit clairement que la Cour fédérale a l’obligation de suspendre des procédures en faveur d’un arbitrage, même lorsque la LAC ne s’applique pas. De plus, elle confirme qu’une partie ne peut échapper à un arbitrage en invoquant la résiliation du contrat qui contient la clause d’arbitrage. À la date de la publication de cet article, la décision fait l’objet d’un appel, mais aucune audience n’a encore été prévue.

La Cour fédérale ordonne la suspension partielle d’une action collective en faveur de l’arbitrage : Difederico c. Amazon.Com, Inc., 2022 CF 1256

(Pierre N. Gemson et Glenn Gibson)

Introduction

Dans l’affaire Difederico c. Amazon.Com, Inc., 2022 CF 1256, la Cour fédérale a accueilli une requête d’Amazon (ci-dessous) visant à suspendre en faveur de l’arbitrage certaines réclamations de la représentante demanderesse d’une action collective, lesquelles étaient visées par une clause d’arbitrage en vertu de l’article 45 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34. Cette décision est importante pour trois raisons. Premièrement, il s’agit de l’une des rares décisions de la Cour fédérale qui porte sur le caractère exécutoire d’une clause d’arbitrage dans le cadre d’une action collective. En second lieu, la Cour a interprété le terme « rapport commercial de droit » selon le sens que lui donne la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères (« LCNUSAE »). Enfin, il s’agit de la première décision de la Cour fédérale qui examine l’exception au principe de compétence-compétence décrit dans Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada avait statué qu’une contestation de bonne foi de la compétence d’un arbitre pouvait être tranchée par un tribunal plutôt que d’être renvoyée à l’arbitre si ce renvoi rendait impossible l’arbitrage ou la résolution de la contestation.

BLG (Subrata Bhattacharjee, Caitlin Sainsbury et Pierre N. Gemson) a agi pour le compte d’Amazon, défendeur dans ce dossier.

Ce que vous devez savoir

  • Les demandeurs de l’action collective soutiennent que certaines dispositions sur les prix concurrentiels figurant dans des ententes commerciales d’Amazon avec des tiers qui vendent des produits dans ses magasins constituent une fixation criminelle des prix en contravention de l’article 45 de la Loi sur la concurrence.L’action collective réclame plus de 12 G$ en dommages-intérêts au nom de groupes ayant acheté des produits qui auraient fait l’objet d’une fixation des prix sur Amazon.ca, Amazon.com (définis ci-dessous) et dans d’autres magasins en ligne.
  • Les défendeurs ont demandé de suspendre les réclamations liées aux achats dans les magasins Amazon en faveur de l’arbitrage. Comme il a été décidé, la requête couvrait les réclamations de la représentante demanderesse liées aux achats sur Amazon.ca, car la clause d’arbitrage applicable aux achats sur Amazon.com avait été retirée avant que la requête ne puisse être entendue.
  • La Cour fédérale a accueilli la requête en suspension et renvoyé à l’arbitrage les réclamations portant sur les achats effectués sur Amazon.ca.

Contexte

La représentante demanderesse, Stephanie Difederico, a déposé une action collective contre Amazon.com, Inc., (Amazon.com) Amazon.com.ca, Inc., (Amazon.ca), Amazon.com Services LLC, Amazon Services International, Inc. et Amazon Services Contracts, Inc. (collectivement, « Amazon »). Mme Difederico avait des comptes sur Amazon.ca et Amazon.com et a acheté des produits au moyen de chacun d’entre eux. Elle a créé son compte sur Amazon.ca en 2016 et, en date du 23 juin 2021, avait déjà passé plus de 285 commandes sur le site. Elle a continué de le faire après le début de l’instance sous-jacente et le dépôt de la requête en suspension.

La clause d’arbitrage pour Amazon.com a été retirée en mai 2021. Amazon a donc modifié sa requête et a demandé de suspendre uniquement les réclamations de Mme Difederico portant sur les achats effectués sur Amazon.ca.

Les conditions d’utilisation d’Amazon.ca, que les clients doivent accepter lorsqu’ils créent un compte et chaque fois qu’ils passent une commande, comprennent une clause d’arbitrage stipulant que toute réclamation ou tout différend lié de quelque manière que ce soit à l’utilisation d’un service Amazon.ca ou à un produit ou service vendu ou distribué par Amazon.ca ou par l’intermédiaire des services Amazon.ca sera résolu par voie d’arbitrage liant les parties plutôt que par voie judiciaire.

La LCNUSAE s’applique

L’une des principales questions dans cette affaire était de savoir si les réclamations étaient des « différends découlant d’un rapport commercial de droit » au sens du paragraphe 4(1) de la LCNUSAE, auquel s’applique la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères (la « Convention de New York »).  La LCNUSAE et la Convention de New York ne définissent pas le terme « rapport commercial de droit ».

La représentante demanderesse a affirmé que le rapport n’était pas commercial, car lorsque les consommateurs achètent des biens sur Amazon, ils achètent des biens destinés à leur consommation. À l’inverse, Amazon a soutenu que le sens ordinaire et juridique du terme « rapport commercial » et l’intention législative sous-jacente à la promulgation de la LCNUSAE appuient une interprétation selon laquelle la relation entre Amazon et Mme Difederico relève de la LCNUSAE.

La juge saisie de la requête a estimé que le rapport et le différend entre les parties étaient de nature commerciale et que la LCNUSAE et le principe de compétence-compétence s’appliquaient en l’espèce, de sorte que la Cour n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures en faveur d’un arbitrage. Cette conclusion était fondée sur une interprétation de la LCNUSAE et de son objet, sur l’intention du législateur lorsqu’il y a incorporé la Convention de New York et sur les preuves présentées à la Cour concernant le rapport entre les parties et la nature de leur différend.

La clause d’arbitrage n’est pas inique

La juge saisie de la requête a déterminé qu’il ne pouvait y avoir de débat sérieux quant à l’existence d’une convention d’arbitrage, et que le différend tombait sous le coup de cette convention. Elle a ensuite cherché à déterminer si une exception s’appliquait au principe de compétence-compétence, lequel exige que toute contestation de la compétence d’un arbitre doive d’abord être renvoyée à l’arbitre.

La représentante demanderesse a tenté de s’opposer à l’application de la convention d’arbitrage, faisant valoir que 1) la clause sur le choix de la loi dans les conditions d’utilisation d’Amazon empêcherait un arbitre d’appliquer la Loi sur la concurrence, que 2) les frais d’arbitrage seraient prohibitifs, et que 3) les conventions d’arbitrage vont à l’encontre de l’intérêt public et sont iniques. La juge saisie de la requête a rejeté ces trois arguments en appliquant le cadre établi par la Cour suprême dans l’arrêt Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16.

Points à retenir

La décision est conforme à la jurisprudence selon laquelle le Canada appuie l’application des clauses d’arbitrage, sauf dans des circonstances exceptionnelles et précises.

Cette affaire est au cœur des discussions sur le sens du terme « rapport commercial de droit » dans le contexte de la LCNUSAE. En date de la publication du présent article, la décision de la Cour fédérale fait l’objet d’un appel, mais aucune audience n’a encore été prévue.

Développements en matière d’obligation de diligence : McDonald v Toronto-Dominion Bank, 2022 ONCA 788

(Kirsten Crain et Bethany Keeshan)

Un groupe soudé de fraudeurs a mené la deuxième plus importante combine à la Ponzi de tous les temps au sein d’une banque étrangère, la Stanford International Bank (la « SIB »). Après la découverte du stratagème, les liquidateurs de la SIB se sont attelés à la tâche. Leurs efforts pour recouvrer les fonds les ont menés à poursuivre la Banque TD, qui avait offert des services bancaires à la SIB. Les demandeurs ont été déboutés en première instance ainsi que par la Cour d’appel de l’Ontario, qui a conclu que la TD n’avait pas d’obligation de diligence envers la SIB. Cette décision nous rappelle que les tribunaux ne feront pas facilement abstraction de l’analyse de proximité dans les cas de négligence entraînant une perte purement financière. Pour qu’il y ait proximité, il ne suffit pas que l’identité des parties relève d’une catégorie établie ou analogue (en l’espèce, une banque et son client). Aux fins de leur analyse, les tribunaux examineront la nature de la relation, y compris l’étendue des services fournis.

Ce que vous devez savoir

  • La TD était la banque correspondante de la SIB, une organisation qui a fraudé ses investisseurs pour plus de 7 G$. L’auteur principal de la fraude, Robert Stanford, purge actuellement une peine d’emprisonnement de 110 ans aux États-Unis.
  • Les demandeurs, à savoir les co-liquidateurs de la SIB, ont poursuivi la TD pour sa participation à la réception et au décaissement des fonds, alléguant a) qu’elle avait apporté une aide en connaissance de cause et en violation de son obligation fiduciaire, et b) qu’elle avait fait preuve de négligence dans la prestation de ses services. La Cour supérieure de justice a rejeté la demande, et les demandeurs ont interjeté appel du rejet de l’action pour négligence seulement.
  • La Cour d’appel de l’Ontario, quant à elle, a statué que la TD n’avait pas d’obligation de diligence envers la SIB dans les circonstances. Bien que les banques aient une obligation de diligence envers leurs clients dans certains contextes, les tribunaux n’interpréteront pas les catégories existantes de manière large. Dans l’analyse de proximité, en particulier dans le contexte d’une perte purement financière, ils examineront si le défendeur a pris un engagement envers le demandeur et si ce dernier s’y est fié. En l’occurrence, la Cour a conclu que la proximité était insuffisante puisque la TD n’avait pris aucun engagement en matière de surveillance de la fraude.

Contexte

Robert Stanford a orchestré une combine à la Ponzi fondée sur la vente de certificats de dépôt par l’intermédiaire de la SIB, une banque extraterritoriale située à Antigua-et-Barbuda. La fraude, évaluée à 7 G$, est restée inconnue des clients de la SIB, de la quasi-totalité de ses employés et des organismes gouvernementaux de réglementation jusqu’à la crise financière de 2008. Essentiellement, la SIB déclarait des rendements de placement élevés de manière frauduleuse et utilisait les fonds des nouveaux clients pour payer les demandes de rachat des clients existants.

À titre de banque correspondante de la SIB, la TD a joué un rôle essentiel, quoiqu’involontaire, dans le stratagème. Les conclusions de la juge de première instance concernant l’étendue des services fournis (en l’occurrence des services de correspondant bancaire) ont été essentielles à l’analyse de proximité de la Cour. Il existe une relation de correspondant bancaire lorsqu’une banque offre des services à une autre afin de faciliter le transfert de fonds, l’échange de devises et le règlement d’obligations. Dans le cas qui nous intéresse, la TD agissait à titre d’agent de la SIB en recevant les fonds et en les décaissant à l’intention des acheteurs de certificats de dépôt.

Après la découverte de la fraude, les co-liquidateurs de la SIB ont intenté une action contre la TD, alléguant a) qu’elle avait apporté une aide en connaissance de cause et en violation de son obligation fiduciaire, et b) qu’elle avait fait preuve de négligence dans la prestation de ses services. La juge de première instance a rejeté l’action dans son intégralité. En ce qui concerne l’allégation d’aide apportée en connaissance de cause, elle a conclu que la TD n’avait aucune connaissance réelle de la fraude ni aucune raison de la soupçonner. Pour ce qui est de la prestation négligente de services, elle a déterminé que la proximité était insuffisante pour conclure à l’existence d’une obligation de diligence. Subsidiairement, les demandeurs n’ont pas réussi à prouver une violation de la norme de diligence.

Ils ont donc interjeté appel du rejet de l’action pour négligence uniquement.

La relation entre la TD et la SIB ne relève pas d’une catégorie reconnue

Pour établir une obligation de diligence, il faut procéder au test Anns/Cooper, qui comprend deux étapes. À la première étape, une obligation de diligence prima facie est établie s’il existe une proximité et une prévisibilité suffisantes. Dans les cas de prestation négligente de services, on se penche d’abord sur la proximité, car la prévisibilité dépend de l’étendue de la relation. À la deuxième étape, le tribunal examine toute considération d’intérêt public susceptible d’infirmer l’obligation prima facie.

Si la relation s’inscrit dans une catégorie d’obligation de diligence reconnue, le tribunal n’a pas besoin de procéder à une analyse complète de la proximité et peut se contenter de la première étape tant que le préjudice était raisonnablement prévisible. Les considérations d’intérêt public ne sont généralement pas prises en compte lorsque le tribunal estime que la relation entre les parties relève d’une catégorie existante; comme l’obligation de diligence découle d’une décision antérieure, ces considérations auraient déjà été prises en compte et la règle du précédent s’applique.

Dans l’arrêt McDonald v. Toronto-Dominion Bank (McDonald), les demandeurs ont fait valoir que la relation entre la TD et la SIB correspondait à une catégorie existante, à savoir la relation entre une banque et son client dans le cadre de la prestation de services bancaires. La Cour a rejeté cet argument. En premier lieu, elle a statué que les catégories existantes ne devaient pas être interprétées de manière large, en particulier dans le contexte d’une perte purement financière. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la reconnaissance d’une catégorie existante signifie que la Cour ne tiendrait probablement pas compte des considérations d’intérêt public à la deuxième étape du test Anns/Cooper.

La Cour a également reconnu que certaines catégories sont liées à un seul aspect de la relation et qu’elles ont une portée limitée ou ont été créées dans un but précis. Citant l’arrêt 1688782 Ontario Inc. c. Aliments Maple Leaf Inc. (« Maple Leaf ), la Cour a confirmé que les demandeurs doivent établir une relation et des circonstances analogues avant qu’un tribunal puisse appliquer une catégorie existante.

En l’espèce, la Cour a convenu, à l’instar de la juge de première instance, que la relation n’appartenait pas à une catégorie existante relative aux banques. En outre, elle a souligné que les banques offrent une vaste gamme d’activités à des fins très diverses, et qu’elles n’ont pas la même relation avec tous leurs clients.

Comme aucune catégorie existante n’était applicable, la Cour a effectué une analyse complète de l’obligation de diligence.

La proximité est essentielle à l’analyse de l’obligation de diligence

La Cour a fait écho aux analyses établies dans les arrêts Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Livent) et Maple Leaf, deux décisions de la Cour suprême portant sur l’obligation de diligence dans le contexte d’une perte purement financière. Dans Livent et Maple Leaf, la Cour suprême a mis l’accent sur la proximité plutôt que sur la prévisibilité, soutenant que les tribunaux devaient faire de même. Dans les cas de prestation négligente de services donnant lieu à une perte purement financière, la proximité exige a) que le défendeur ait pris un engagement, et b) que le demandeur s’y soit fié à son détriment.

Dans l’affaire McDonald, la juge de première instance a estimé que la TD s’était engagée à offrir des services de correspondant bancaire en virant des fonds entre la SIB et ses clients. Toutefois, elle ne s’était pas engagée à prévenir les délits d’initiés à la SIB, en particulier lorsqu’il n’y avait pas d’indices clairs de fraude. Après avoir déclaré que la TD n’était qu’une banque et qu’elle n’assumait pas les responsabilités d’un organisme de réglementation, d’un vérificateur ni d’un assureur, la Cour a succinctement conclu qu’il n’était tout simplement pas crédible que la SIB se soit fiée à la TD à son détriment pour se protéger efficacement d’elle-même.

Les demandeurs ont avancé que cette analyse incorporait à tort une discussion sur la norme de diligence (c.-à-d. le contenu de l’obligation de diligence), surtout lorsque la juge de première instance a examiné si des indices de fraude étaient présents. Cependant, la Cour a conclu que la juge de première instance n’avait pas commis d’erreur en évaluant la matrice factuelle, car des faits différents peuvent donner lieu à des analyses différentes. L’approche de la juge de première instance était conforme à la jurisprudence, laquelle confirme que l’obligation de diligence n’est pas une obligation de faire quelque chose de précis, mais plutôt une obligation de prendre des précautions raisonnables afin d’éviter de causer un préjudice prévisible. En revanche, la norme de diligence est la conduite requise pour satisfaire à cette obligation.

Enfin, la Cour a convenu que la TD aurait respecté sa norme de diligence si une obligation avait été établie.

Points à retenir

Dans Livent et Maple Leaf, la Cour suprême a introduit l’idée que les engagements et le fait de s’y fier définissent la portée d’une obligation de diligence dans le contexte d’une perte purement financière. Ces éléments étaient déjà présents dans le droit britannique et américain. L’arrêt McDonald illustre la façon dont la Cour appliquera ce raisonnement. La décision rendue dans McDonald s’inscrit dans une tendance selon laquelle les tribunaux limitent la disponibilité de l’indemnisation dans les cas de perte purement financière liés à la prestation de services.

Ce dossier aura d’importantes répercussions sur les cas de perte purement financière en général et sur le secteur financier en particulier. Les banques, les fiducies, les instruments de placement et d’autres institutions financières offrent un large éventail de services. Pour établir une obligation de diligence, les demandeurs devront examiner les circonstances de chaque cas et démontrer à la fois l’engagement du défendeur et une confiance préjudiciable correspondante.

Force majeure et COVID-19 : Porter Airlines Inc. v Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP

(Laura M. Wagner et Shereen Khalfan)

Introduction

Avec tout contrat commercial vient la possibilité qu’un événement extrême, inattendu et inévitable ait une incidence sur la capacité d’une partie à remplir ses obligations. Pour parer à cette éventualité, de nombreux contrats commerciaux comportent une clause de force majeure par laquelle les parties concernées répartissent le risque que pose un événement extrême (p. ex., tremblement de terre, guerre, interruption de travail) en dispensant la partie touchée de ses obligations pendant la durée de l’événement.

Dans l’affaire Porter Airlines Inc. v. Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP (Porter Airlines), le juge Cavanagh de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté l’argument de Porter Airlines Inc. (« Porter »), qui invoquait une clause de force majeure dans son contrat avec Nieuport Aviation Infrastructure Partners GP (« Nieuport ») pour éviter de payer des frais d’aérogare mensuels alors que ses activités étaient suspendues pendant la pandémie de COVID-19. Cette décision nous rappelle une chose : le fait que l’exécution d’une obligation contractuelle soit devenue plus coûteuse ou commercialement déraisonnable ne constitue pas un motif d’exonération pour force majeure.

Ce que vous devez savoir

  • En mars 2020, Porter a suspendu ses activités en soutien aux efforts de santé publique visant à contenir la COVID-19 et en réponse à l’effondrement de la demande pour les déplacements aériens. Porter a affirmé que la pandémie de COVID-19 constituait un événement de force majeure et a cessé de payer les frais d’aérogare mensuels à Nieuport de mars 2020 à septembre 2021, mois où la compagnie aérienne a repris ses activités à l’aéroport Billy Bishop.
  • Le 19 octobre 2022, le juge Peter Cavanagh de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la pandémie de COVID-19 ne libérait pas Porter de ses obligations contractuelles et lui a ordonné de verser des dommages-intérêts de 130 M$ à Nieuport pour les frais non payés.
  • La Cour a soutenu que même si Porter a été économiquement touchée par la pandémie, elle n’a pas été « restreinte » dans l’exécution de ses obligations de paiement en vertu du contrat, et sa décision de suspendre ses activités a été motivée par des considérations commerciales.

Contexte

En 2015, Nieuport a fait l’acquisition de l’aérogare passagers de l’aéroport Billy Bishop de Toronto (l’« aérogare »), où Porter exerce ses activités. Nieuport et Porter ont conclu un contrat de licence en vertu duquel Porter a accepté de payer certains frais à Nieuport, y compris des frais mensuels pour l’utilisation de l’aérogare (les « frais d’aérogare »), en échange de certains privilèges, dont le droit d’y exploiter une entreprise de transport aérien. Le nombre de créneaux horaires quotidiens attribués à Porter pour les heures de décollage était un facteur clé dans le calcul des frais mensuels.

En décembre 2018, Porter a avisé Nieuport en janvier 2020 qu’elle allait réduire, à l’aéroport Billy Bishop, son nombre de créneaux horaires quotidiens dans le cadre d’une initiative de réduction des coûts. Porter a envoyé plusieurs autres avis de renonciation à des créneaux au cours de l’année qui a suivi. Nieuport a contesté ces avis et maintenu que Porter continuerait d’être responsable de payer les frais d’aérogare pour ses 172 créneaux tout au long de 2020.

Puis, le 18 mars 2020, Porter a annoncé publiquement qu’elle allait suspendre ses activités le 20 mars suivant en soutien aux efforts de santé publique visant à contenir la COVID-19 et en réponse à une baisse précipitée de la demande pour les déplacements aériens. Porter a ensuite informé Nieuport de sa position selon laquelle la pandémie de COVID-19 constituait un cas de force majeure aux termes du contrat de licence. Bien que Nieuport ait contesté le fait que la pandémie de COVID-19 constituait un événement de force majeure, Porter a cessé de payer les frais d’aérogare mensuels à Nieuport du 1er mars 2020 au 8 septembre 2021, date à laquelle la compagnie aérienne a repris ses activités à l’aéroport Billy Bishop.

Porter a intenté une action contre Nieuport, qui a à son tour présenté une demande contre Porter. À la fin de 2021 et au début de 2022, l’action de Porter et la demande de Nieuport ont été traitées ensemble lors d’un procès hybride de quatre semaines devant le juge Cavanagh du rôle commercial de la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

Décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario

Le 19 octobre 2022, le juge Cavanagh a rendu une décision de 99 pages en faveur de Nieuport. Un certain nombre de questions contractuelles étaient en litige entre les parties, mais les principales étaient 1) la base selon laquelle Porter était tenue de payer les frais d’aérogare mensuels en vertu de son contrat de licence avec Nieuport, et 2) l’incidence de la crise de santé publique liée à la COVID-19 sur les droits et obligations contractuels des parties aux termes du contrat de licence.

L’attribution des créneaux horaires

L’une des principales questions en litige entre les parties était la base sur laquelle calculer les frais d’aérogare mensuels de Porter. En vertu du contrat de licence, un élément clé du calcul des frais d’aérogare est l’attribution du transporteur (Carrier’s Allocation), un terme défini qui renvoie au nombre de créneaux horaires quotidiens attribués à Porter par PortsToronto, propriétaire et organisme de réglementation de l’aéroport Billy Bishop.

Nieuport a fait valoir que le terme devait être interprété comme signifiant un nombre fixe et entier de créneaux horaires quotidiens. La position de Porter était qu’il pouvait s’agir d’un nombre fractionnaire et que ce nombre pouvait varier d’un jour à l’autre et être exprimé sur une base moyenne quotidienne. Chaque partie a présenté des preuves de témoins de faits et d’experts pour appuyer son interprétation.

Le juge Cavanagh a appliqué les principes d’interprétation contractuelle énoncés par la Cour suprême dans l’affaire Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp. en tenant compte des preuves exhaustives et des circonstances présentées par les deux parties. Au bout du compte, il a accepté l’interprétation de Nieuport. Porter est tenue de payer des frais d’aérogare selon un nombre constant de créneaux quotidiens qui se répètent au cours d’une année civile et qui lui sont réservés. Comme il a conclu que le contrat de licence n’était pas ambigu, le juge Cavanagh a statué que la preuve de la conduite ultérieure des parties était inadmissible conformément à la décision de la Cour d’appel dans Shewchuck v. Blackmont Capital Inc.

Le juge Cavanagh a également estimé que Porter était tenue de demander à PortsToronto un nombre réduit de créneaux quotidiens. Comme Porter ne l’avait pas fait, aucune réduction n’avait été apportée. Porter était donc dans l’obligation de payer des frais d’aérogare mensuels sur la base de son attribution complète de créneaux.

La pandémie de COVID-19

Porter a avancé deux théories afin d’expliquer pourquoi elle avait droit à une exonération en raison de la pandémie de COVID-19 :

  1. D’abord, elle a soutenu que la pandémie entrait dans la portée de la clause de force majeure du contrat de licence et la libérait ainsi de ses obligations i) de payer les frais d’aérogare, et ii) d’aviser Nieuport de son intention de réduire le nombre de créneaux horaires.
  2. Ensuite, elle a également fait valoir que le contrat de licence exigeait que Nieuport agisse raisonnablement dans l’exercice de ses droits contractuels, et qu’il était déraisonnable pour Nieuport d’exiger le paiement des frais d’aérogare et de les majorer pendant la pandémie. À titre subsidiaire, Porter a soutenu qu’il était déraisonnable pour Nieuport d’exiger le paiement de la totalité des frais d’aérogare alors que les activités de Porter étaient suspendues.

La clause de force majeure

Porter s’est appuyée sur la clause suivante du contrat de licence pour se décharger de ses obligations de payer les frais et de donner un préavis pendant la pandémie :

[TRADUCTION] 5.1 Force majeure

  1. Si et dans la mesure où l’une des parties est de bonne foi dans l’incapacité de remplir ses obligations en vertu du présent contrat de licence ou qu’elle est retardée ou restreinte dans sa capacité de remplir ses obligations, cette partie sera libérée d’une partie des obligations touchées pour la durée de l’événement de force majeure.
  2. Nonobstant un événement de force majeure, la partie concernée procédera à l’exécution de ses obligations non touchées.

La Cour a noté qu’il incombait à Porter de prouver qu’elle tombait sous le coup de la clause de force majeure, et que l’application d’une telle clause dépendait des termes particuliers de la clause en question. En l’espèce, la question était de savoir si Porter avait été incapable de remplir ses obligations ou encore si elle avait été retardée ou restreinte dans l’exécution de ses obligations, soit 1) payer les frais d’aérogare et 2) donner un préavis de 12 mois avant de réduire son nombre de créneaux horaires en raison de la pandémie ou de la réponse du gouvernement à celle-ci. Porter a soutenu qu’elle était « restreinte » dans sa capacité de payer les frais d’aérogare puisqu’elle ne gagnait aucun revenu pour les payer, et qu’elle était « restreinte » dans sa capacité de donner un préavis puisqu’elle ne pouvait pas prévoir avec exactitude la demande pendant la pandémie.

La Cour a commencé par examiner les preuves des répercussions de la pandémie de COVID-19. Elle a accepté la preuve d’expert de l’incidence majeure de la COVID-19 sur l’économie de l’industrie aérienne, et le fait que les voyages d’affaires – le principal secteur d’activité de Porter – aient été particulièrement touchés et devraient être les plus lents à se rétablir. Elle a toutefois rejeté l’argument de Porter selon lequel elle n’était pas en mesure de fonctionner pendant la pandémie, estimant plutôt que la décision de Porter de suspendre ses activités était un choix motivé par des considérations commerciales.

La Cour a cité le juge Dickson dans l’affaire Atlantic Paper Stock Ltd. c. St. Anne-Nackawic Pulp and Paper Co., qui a expliqué qu’« une clause de force majeure qui dispense une partie de l’exécution de ses obligations contractuelles lorsque survient un événement, parfois surnaturel, sur lequel les parties n’ont aucun contrôle et qui rend l’exécution du contrat impossible, s’applique généralement lorsque cet événement est inattendu et humainement imprévisible et incontrôlable ». Elle a examiné la jurisprudence, selon laquelle les parties ne peuvent généralement pas se soustraire à leurs obligations contractuelles de paiement simplement parce que les conditions ont changé et ont rendu le contrat économiquement désavantageux ou non rentable plutôt qu’impossible à respecter. La Cour a trouvé que la jurisprudence est claire : le fait qu’une obligation contractuelle soit devenue plus coûteuse, voire énormément plus coûteuse, à exécuter n’est pas un motif pour libérer une partie de ses obligations pour cause de force majeure.

Elle a noté que la définition de la force majeure dans le contrat de licence exigeait que l’événement fasse en sorte que la partie soit incapable de respecter son obligation ou qu’elle soit retardée ou restreinte dans l’exécution de son obligation. En l’occurrence, comme la pandémie et les mesures prises par le gouvernement n’ont pas empêché Porter de remplir ses obligations de payer les frais d’aérogare ou de donner un préavis, la clause n’a pas été jugée exécutoire. En fin de compte, la Cour a soutenu que même si Porter a été touchée par la pandémie, sa décision de suspendre ses activités était motivée par des considérations commerciales, principalement la baisse des revenus causée par un effondrement de la demande.

L’obligation pour Nieuport d’agir raisonnablement

L’alinéa 6.22(b) du contrat de licence prévoit que Nieuport agira à tout moment de manière raisonnable dans l’exercice de ses droits et obligations en vertu du contrat. Porter a fait valoir qu’il était déraisonnable pour Nieuport d’exiger le paiement de la totalité des frais et de les majorer en contexte de crise sanitaire mondiale, car cela poussait effectivement Porter à exercer ses activités alors qu’il n’était pas sécuritaire ou conseillé de le faire.

La Cour a encore une fois rejeté l’argument de Porter. La position de Porter signifierait qu’à tout moment pendant la durée du contrat de licence, la Cour pourrait être appelée à déterminer si les frais d’aérogare sont raisonnables et, dans la négative, à fixer des frais raisonnables. Les parties auraient pu inclure une clause de rajustement des prix leur permettant de revoir les frais en cas de changement des circonstances, mais elles ne l’ont pas fait. En l’absence d’une telle clause, on ne peut pas dire que Nieuport a agi de manière déraisonnable en exerçant son droit d’exiger le paiement des frais et de les augmenter automatiquement le 1er janvier de chaque année.

Points à retenir

La décision rendue dans Porter Airlines nous rappelle que les parties ne peuvent généralement pas invoquer des clauses de force majeure pour se soustraire à leurs obligations contractuelles de paiement simplement parce que les conditions ont changé et ont rendu le contrat économiquement désavantageux ou non rentable plutôt qu’impossible à respecter. Dans chaque dossier, cependant, le résultat dépendra du libellé de la clause de force majeure et de la question de savoir s’il est possible d’avancer que les parties avaient l’intention de transférer le risque et d’accorder une exonération dans les circonstances.

CC/Devas (Mauritius) LTD. & al. c. Republic of India : les États étrangers ne bénéficient pas de l’immunité de juridiction dans le cadre de procédures d’exécution de sentences arbitrales au Canada

(Philippe Boisvert et Katia-M. Medina)

Introduction

Il peut souvent être difficile de faire exécuter des sentences arbitrales rendues contre des États étrangers récalcitrants, qui tentent notamment d’y échapper en réclamant la protection de la Loi sur l’immunité des États canadienne (la « LIÉ »).

Dans CC/Devas (Mauritius) LTD. & al. c. Republic of India (l’« arrêt Devas »), la Cour supérieure du Québec (la « Cour ») a rendu sa toute première décision concernant l’immunité des États dans le cadre de procédures d’exécution de sentences arbitrales découlant d’un arbitrage investisseur-État en vertu du traité bilatéral d’investissement entre l’Inde et l’île Maurice (le Bilateral Investment Treaty ou « BIT »). Cette décision de la Cour offre des précisions sur l’exécution de sentences arbitrales à l’encontre d’États étrangers au Québec et au Canada. L’équipe de BLG qui a représenté les investisseurs était composée de Mathieu Piché-Messier, Ira Nishisato, Simon Grégoire, Karine Fahmy, Philippe Boisvert, Amanda Afeich, Dayeon Min, Marc Duchesne et Katia-Maria Medina.

Ce que vous devez savoir

  • L’arrêt Devas confirme que la LIÉ ne protège pas les États étrangers contre l’exécution de sentences arbitrales au Canada.
  • La Cour a jugé qu’étant donné que le BIT en vertu duquel l’investissement avait été réalisé dans ce dossier constituait un traité commercial, il y avait lieu d’appliquer l’exception à la LIÉ concernant les activités commerciales.
  • Elle a également statué qu’un État qui convient de participer à un arbitrage aux termes du BIT et des règles de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (la « CNUDCI ») sans se réserver le droit de réclamer l’immunité conférée aux États renonce nécessairement à ce droit dans le cadre de procédures d’exécution.

Contexte

Cette affaire émane de mesures prises par des investisseurs internationaux à l’égard de la République de l’Inde (la « RI ») afin de faire exécuter des sentences arbitrales se rapportant au recouvrement de dettes de plus de 111 M$ US. Les sentences arbitrales ont été rendues conformément aux modalités du BIT, et l’arbitrage s’est fait selon les règles de la CNUDCI.

Depuis la fin de 2021, les investisseurs ont procédé à une saisie avant jugement entre les mains de l’International Air Transport Association (l’« IATA »), une organisation internationale établie à Montréal, d’actifs indiens d’une valeur de 55 M$ US (à savoir 38 M$ US de l’Airport Authority of India (« AAI ») et 17 M$ US d’Air India). Depuis, la RI, Air India, AAI et l’IATA ont retenu les services de différents cabinets juridiques afin de contester ces saisies. Ces contestations font actuellement l’objet d’appels.

Cette décision est liée à une requête déposée par la RI pour faire rejeter la poursuite relative à l’exécution des sentences arbitrales rendues en vertu de la LIÉ. La question présentée à la Cour était de savoir si la RI bénéficiait d’une immunité étatique en vertu de la LIÉ, plus particulièrement : (i) si l’exception liée aux activités commerciales devait s’appliquer et (ii) si la RI avait renoncé à son immunité.

La Cour a rejeté la requête de la RI visant à faire rejeter l’instance en application de la LIÉ puisqu’elle a conclu que deux exceptions législatives distinctes pouvaient s’appliquer, en plus de déclarer que la RI ne bénéficiait pas d’une immunité de juridiction devant la Cour supérieure du Québec.

Exception liée aux activités commerciales (article 5 de la LIÉ)

La Cour a accepté les arguments des investisseurs sur la nature commerciale du différend en arbitrage en vertu du BIT, car les sentences en application de ce traité qui condamnent la RI à verser les sommes dues découlent directement du fait que cette dernière n’a pas respecté ses obligations et engagements contractuels aux termes du traité (et non de l’entente avec Devas), lequel vise notamment à inciter les citoyens et citoyennes de l’île Maurice à investir en Inde sur le plan financier et commercial.

La Cour a rejeté l’argument de la RI selon lequel le différend en cause portait sur un acte souverain de sa part puisque les investissements des demandeurs avaient été expropriés aux termes d’une décision politique prise compte tenu d’intérêts nationaux et sociétaux. Elle a par ailleurs affirmé que la décision de la RI ne pouvait être examinée indépendamment du BIT, un traité commercial en vertu duquel la RI a non seulement accepté de promouvoir des investissements mauriciens en Inde, mais aussi offert une certaine protection financière au cas où les investissements étaient expropriés en totalité ou en partie dans des circonstances particulières précisées dans le BIT.

En signant ce traité, la RI a décidé et accepté d’exercer ses activités commerciales conformément à l’article 5 de la LIÉ afin de promouvoir les investissements en Inde.

Renonciation à l’immunité (article 4(2)(a) de la LIÉ)

La Cour a en outre conclu qu’une seconde exception justifiait le rejet de la demande de la RI. Se rangeant du côté des investisseurs de Devas, elle a reconnu qu’un État qui participe à un arbitrage international en vertu d’un traité d’investissement bilatéral consent tacitement à ce que des ordonnances soient rendues contre lui et à renoncer à ses droits en matière d’immunité, à moins qu’il ne se réserve expressément le droit à l’immunité à l’étape de l’exécution – ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Ainsi, la Cour a jugé que la participation de la RI à des procédures d’arbitrage en vertu du BIT équivalait à une renonciation claire et sans équivoque de son droit à l’immunité devant les tribunaux canadiens dans le cadre de toute procédure d’exécution future – tout comme le fait qu’elle consente à un arbitrage alors qu’elle est signataire de la Convention de New York.

Enfin, la Cour a souligné que la position de la RI interférait avec le bon fonctionnement du système d’arbitrage international, qui permet aux parties d’avoir des attentes raisonnables quant à l’exécution d’une sentence arbitrale.

Points à retenir

Ce dossier clarifie les principes qui régissent l’exécution au Québec et au Canada de sentences arbitrales contre des États étrangers et établit que la LIÉ ne constitue pas une protection absolue dans ce contexte.

Pour ce qui est de l’exception liée aux activités commerciales, son application dans ce cas confirme que les tribunaux se doivent d’analyser en profondeur le contexte entourant les activités qui leur sont présentées et que cette exception pourra être invoquée en lien avec des projets commerciaux entrepris en vertu du BIT.

La décision de la Cour a aussi permis de démontrer qu’un État qui convient de participer à un arbitrage international aux termes d’un traité d’investissement bilatéral sans se réserver le droit de réclamer l’immunité étatique renonce nécessairement à ce droit.

Bref, la décision dans l’arrêt Devas prouve que le Canada est favorable aux procédures d’arbitrage et que les tribunaux au pays ont à cœur de faire respecter les sentences arbitrales.

Arbitrage en contexte d’insolvabilité – Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp.

(Philippe Boisvert et Katia-M. Medina)

Introduction

Souvent, pour des raisons d’efficacité et de confidentialité notamment, des parties commerciales concluent des conventions d’arbitrage. Toutefois, lorsqu’une de ces parties devient insolvable, l’autre peut perdre son droit contractuel à l’arbitrage, ce qui donne lieu à des procédures judiciaires publiques. Voilà le principal point à retenir de l’arrêt Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41 (« Petrowest c. Peace River »), la plus récente analyse de la Cour suprême du Canada (« CSC ») de l’arbitrage en contexte d’insolvabilité. Consultez l’autre article de BLG à ce sujet, qui explore la question plus en profondeur.

Ce que vous devez savoir

  • Petrowest c. Peace River a confirmé qu’une convention d’arbitrage par ailleurs valide peut, dans certaines circonstances, être inopérante ou non susceptible d’être exécutée dans le cas où l’arbitrage compromettrait l’intégrité d’une procédure de mise sous séquestre ou d’insolvabilité ordonnée par le tribunal.
  • Elle a toutefois déclaré que même si une partie à un arbitrage devient insolvable, les tribunaux doivent, en règle générale, exécuter la convention connexe.
  • Dans ce dossier, le modèle de la procédure unique a été privilégié afin de favoriser la résolution harmonieuse et efficace des procédures d’insolvabilité aux termes de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »), étant donné que le processus d’arbitrage découlant des diverses conventions en cause se serait avéré chaotique.

Contexte

Peace River Hydro Partners (« Peace River ») est un consortium qui a été constitué en vue de la construction d’un barrage hydroélectrique dans le nord-est de la Colombie-Britannique. Petrowest Corporation (« Petrowest ») est une entreprise de construction membre de Peace River. Certains travaux du barrage ont été confiés en sous-traitance à Petrowest et à ses sociétés affiliées. Le contrat de société et l’entente de garantie (les ententes principales), les bons de commande et les contrats de sous-traitance entre Peace River et Petrowest et ses sociétés affiliées comportaient des clauses stipulant que les différends découlant des diverses ententes seraient réglés par voie d’arbitrage.

Deux ans après son entrée dans le consortium, Petrowest a rencontré des difficultés financières et été mise sous séquestre. Le séquestre a poursuivi Peace River devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique en vue de recouvrer des créances qu’il estimait être dues à Petrowest et à ses sociétés affiliées en vertu des ententes principales, des bons de commande et des contrats de sous-traitance. Peace River a demandé à la Cour de suspendre l’instance civile en faveur de l’arbitrage.

Questions liées à l’arbitrage et à l’insolvabilité

Le paragraphe 15(1) de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique prévoit que si une partie à une convention d’arbitrage intente une action en justice contre une autre partie, cette dernière peut demander au tribunal de suspendre l’instance en faveur de l’arbitrage. Le paragraphe 15(2), quant à lui, exige que le tribunal suspende l’instance à moins qu’il ne constate que la convention d’arbitrage est nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée.

Ainsi, l’essentiel du différend portait sur la question de savoir si le séquestre nommé par le tribunal en vertu de la LFI était une partie aux conventions d’arbitrage et si ces conventions étaient nulles, inopérantes ou non susceptibles d’être exécutées en raison de la mise sous séquestre et de l’application du droit de l’insolvabilité.

Décisions des tribunaux inférieurs

La juge en chambre a rejeté la demande de suspension d’instance et s’est rangée du côté du séquestre pour dire que la LFI « autorisait le tribunal à exercer un contrôle judiciaire centralisé sur l’affaire ». La Cour d’appel a elle aussi rejeté la demande de suspension d’instance, mais n’a pas souscrit au raisonnement de la juge en chambre. Elle a plutôt statué que la doctrine de la séparabilité permettait au séquestre de ratifier les ententes en vue d’intenter une poursuite tout en renonçant à la clause d’arbitrage. Dès lors, le séquestre n’était donc pas une partie à cette clause.

Décision de la Cour suprême du Canada

À l’instar des tribunaux inférieurs, la CSC a rejeté l’appel et refusé de suspendre l’instance. Son raisonnement était toutefois différent de ceux de la Cour d’appel et de la juge en chambre. S’exprimant au nom de la majorité, la juge Côté a conclu que le séquestre était devenu une partie à la clause d’arbitrage et que la Cour ne disposait d’aucun pouvoir discrétionnaire résiduel lui permettant de suspendre ou non l’instance en vertu de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique.

La CSC a statué qu’une situation d’insolvabilité ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour qu’un tribunal puisse conclure à l’inopérabilité d’une convention d’arbitrage. Cependant, en l’espèce, la nature chaotique des multiples procédures arbitrales rendait exceptionnellement les conventions d’arbitrage inopérantes compte tenu de la simplicité et de l’efficacité du modèle de la procédure unique. Pour arriver à cette conclusion, la CSC a exposé un certain nombre de facteurs devant guider les tribunaux qui sont appelés à suspendre des procédures en faveur de l’arbitrage lorsqu’une partie est insolvable.

La décision majoritaire

Premièrement, le séquestre est devenu une partie aux clauses d’arbitrage par l’effet des principes ordinaires en matière contractuelle. Selon la juge Côté, il est contraire aux principes fondamentaux du droit des contrats de permettre à une partie de tirer parti d’un contrat tout en évitant les obligations qui en découlent. Dans le cas qui nous intéresse, le droit du séquestre d’intenter une poursuite était uniquement fondé sur les droits contractuels de Petrowest et de ses sociétés affiliées. Le séquestre ne pouvait donc pas se soustraire aux clauses d’arbitrage contenues dans les conventions et est devenu une partie à ces dernières à l’instar d’un cessionnaire.

Deuxièmement, le libellé impératif de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique a été interprété de façon restrictive. À moins qu’une convention d’arbitrage soit nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée, un tribunal ne peut pas, en général, rejeter une demande de suspension d’instance. Toutefois, selon l’avis de la majorité, la LFI confère aux tribunaux le pouvoir de conclure au caractère inopérant d’une convention d’arbitrage lorsqu’une procédure d’insolvabilité parallèle est en cours.

En troisième lieu, au sens de la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international, de l’Arbitration Act de la Colombie-Britannique et d’autres lois canadiennes similaires, une clause d’arbitrage peut devenir inopérante lorsqu’elle compromettrait le règlement ordonné et efficace d’une mise sous séquestre. Selon les juges majoritaires, l’exercice requis pour déterminer si une suspension devrait être accordée est hautement factuel et doit reposer sur cinq facteurs :

  1. l’effet de l’arbitrage sur l’intégrité de la procédure d’insolvabilité;
  2. le préjudice relatif causé aux parties en raison du renvoi du différend à l’arbitrage;
  3. l’urgence de régler le différend;
  4. l’applicabilité d’une suspension d’instance en droit de la faillite ou de l’insolvabilité;
  5. tout autre facteur que le tribunal estime important dans les circonstances.

Quatrièmement, les personnes qui ont recours à l’arbitrage devraient prêter une attention particulière au raisonnement de la CSC à propos de trois éléments fondamentaux du droit de l’arbitrage :

  • le fardeau de la preuve et le cadre d’analyse en deux volets applicable aux demandes de suspension d’instance en faveur de l’arbitrage (par. 76-90);
  • le principe de compétence-compétence : la CSC a réaffirmé l’importance de ce principe, qui veut que toute contestation de la compétence d’un arbitre doive d’abord être tranchée par ce dernier (par. 38-43);
  • la doctrine de la séparabilité : la CSC a rejeté catégoriquement l’invocation de cette doctrine par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (par. 166-168) – la juge Côté a rappelé que la séparabilité « vise à protéger les conventions d’arbitrage, et non à les compromettre ». En général, elle ne s’applique que lorsque la validité du contrat principal est contestée.

Bien qu’étant d’accord avec la décision de la majorité, les juges minoritaires auraient fondé le rejet de la demande de suspension d’instance sur les conditions de l’ordonnance de mise sous séquestre. À leur avis, l’effet combiné de certains paragraphes de l’ordonnance de mise sous séquestre était d’autoriser le séquestre à renoncer à tout contrat et à engager une poursuite. Le séquestre pouvait donc renoncer à la convention d’arbitrage, mais intenter une action fondée sur le contrat sous-jacent.

Points à retenir

La CSC a conclu que le séquestre, en engageant une poursuite en vertu des ententes du débiteur, devenait une partie aux clauses d’arbitrage; son rejet de la prorogation de la doctrine de la séparabilité proposée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique clarifie les droits des séquestres en vertu des conventions d’arbitrage.

Toutefois, l’exercice factuel permettant de déterminer les cas où une procédure d’insolvabilité peut rendre une convention d’arbitrage inopérante est plus obscur en raison de l’application au cas par cas des cinq facteurs énoncés par la majorité.

Ces facteurs fourniront une certaine orientation aux tribunaux qui devront trancher des questions mettant en cause des procédures d’insolvabilité et des conventions d’arbitrage. Lorsqu’un séquestre intente une action en vertu d’une seule entente et d’une seule clause d’arbitrage, l’arbitrage est probablement la solution la plus efficace. Cependant, comme la plupart des transactions commerciales comportent plusieurs contrats, chacun ayant ses propres clauses d’arbitrage, les conventions d’arbitrage sont moins susceptibles d’être strictement suivies. Il pourrait être possible de rédiger des conventions d’arbitrage qui établissent des règles et des procédures communes entre les différents accords contractuels d’une transaction afin de rendre un éventuel arbitrage plus simple qu’une procédure judiciaire.

En résumé, les entreprises qui concluent des conventions d’arbitrage doivent être attentives au risque d’insolvabilité de la partie cocontractante et au fait que de telles conventions pourraient devenir inopérantes. Suivant l’exemple de la CSC, les tribunaux canadiens procéderont à une analyse au cas par cas fondée sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Petrowest pour déterminer si des conventions d’arbitrage sont inopérantes. Pour atténuer ce risque et éviter qu’un séquestre ou un tribunal conclue que l’arbitrage d’un différend serait inefficace et « chaotique », comme ce fut le cas dans Petrowest, il convient de privilégier des conventions d’arbitrage simples qui reposent sur des procédures communes et un seul ensemble de règles.

Obligations fiduciaires - Boal v. International Capital Management Inc.

(Hunter Parsons et Nikhil Pandey)

Introduction

Les conseillers et courtiers en valeurs mobilières sont souvent mis en cause dans des demandes d’action collective. Cependant, la certification de ces actions n’est pas une mince affaire (particulièrement lorsqu’elles se rapportent à des manquements allégués à des obligations fiduciaires), notamment en raison de la nature idiosyncrasique de la relation client-conseiller.

La récente décision de la Cour divisionnaire de l’Ontario dans Boal v. International Capital Management Inc., 2022 ONSC 1280 (l’arrêt « Boal ») ne fait pas exception, et rappelle que les conseillers en valeurs n’ont pas automatiquement d’obligations fiduciaires envers leurs clients, même lorsque leurs obligations réglementaires coïncident avec les attentes que l’on pourrait avoir envers un fiduciaire.

Ce que vous devez savoir

  • Dans l’arrêt Boal, la Cour divisionnaire a confirmé une décision du juge Perell, qui avait refusé de certifier une action collective contre des conseillers en valeurs et un courtier de fonds commun de placement.
  • Les juges majoritaires ont par ailleurs souligné qu’il n’existait pas de méthode universelle pour déterminer si les conseillers avaient des obligations fiduciaires envers leurs clients.
  • Ce dossier rappelle que les obligations réglementaires, y compris la norme d’agir au mieux des intérêts du client et le devoir d’agir équitablement, honnêtement, et de bonne foi n’introduisent pas automatiquement une obligation fiduciaire en common law.

Contexte

La représentante de l’action collective, Rebecca Lee Boal, a entrepris ses démarches en février 2017 à la suite de l’achat d’un billet à ordre à haut taux d’intérêt auprès de son conseiller en valeurs, qui était aussi représentant en fonds communs de placement autorisé.

Dans sa demande, Mme Boal alléguait que son conseiller en valeurs, le collègue de celui-ci ainsi que le courtier de fonds communs de placement affilié n’avaient pas divulgué de manière appropriée le fait que les billets à ordre avaient été émis par une société contrôlée par les deux conseillers en valeurs et des membres de leur famille. En tant qu’investisseuse accréditée, Mme Boal souhaitait représenter un groupe d’au moins 170 clients dans le cadre de l’action; elle a mis de l’avant plusieurs causes contre un certain nombre de défendeurs, y compris les conseillers en valeurs et le courtier de fonds communs de placement.

Au moment où la demande de certification a été déposée, en décembre 2020, les membres de l’action collective proposée n’avaient pas subi de pertes de placement et ne semblaient pas à risque d’en subir dans l’avenir. Par conséquent, à cette étape, Mme Boal s’est concentrée uniquement sur les causes d’action qui ne nécessitaient pas de preuves de perte, comme le manquement à l’obligation fiduciaire.

Le juge Perell de la Cour supérieure a rejeté la demande de certification dans son ensemble. Bien que divisés, les juges de la Cour divisionnaire chargés de réviser cette décision l’ont maintenue.

Maintien du test pour déterminer les obligations fiduciaires des conseillers financiers

Comme l’a rappelé la Cour dans ce dossier, cinq principaux facteurs permettent de déterminer les obligations fiduciaires d’un conseiller en valeurs envers son client, soit :

  1. Le degré de vulnérabilité du client en fonction de son âge, d’un manque d’éducation ou du fait qu’il ne connaisse pas le jargon, le milieu des investissements et les marchés financiers.
  2. La confiance qu’accorde le client à son conseiller et la mesure dans laquelle ce dernier l’accueille.
  3. L’historique de la relation : le client s’en remet-il souvent au jugement de son conseiller, et ce dernier affirme-t-il posséder des compétences ou connaissances particulières sur lesquelles le client peut compter?
  4. La mesure dans laquelle le conseiller dispose d’un pouvoir discrétionnaire sur le compte d’investissement de son client.
  5. Les obligations du conseiller et les normes qu’il est tenu de respecter en vertu des règles de sa profession, de son code de déontologie et de la réglementation applicable.

Les obligations fiduciaires ponctuelles ne peuvent dépendre d’un seul facteur

La demande de Mme Boal s’appuyait sur l’argument qu’il est possible qu’une obligation fiduciaire ponctuelle d’un conseiller en valeurs s’applique à un groupe de personnes (en l’occurrence, aux plus de 170 clients représentés dans l’action collective), en se basant exclusivement sur les règles et les règlements administratifs de l’Association canadienne des courtiers de fonds mutuels (l’« ACCFM ») et le code de déontologie du Financial Planners Standards Council (le « FPSC »).

Toutefois, pour déterminer si un conseiller financier a des obligations fiduciaires ponctuelles envers un client, les tribunaux doivent procéder au cas par cas et analyser la situation précise du client en question selon plusieurs facteurs. Si certaines obligations intrinsèques découlent des relations fiduciaires en soi, dans le cas de relations fiduciaires ponctuelles, les obligations dépendent plutôt des circonstances particulières de la relation (voir Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009], paragr. 48). Dans l’arrêt Boal, les juges majoritaires ont statué que le fait de déduire l’existence d’une obligation fiduciaire ponctuelle à partir de dispositions réglementaires équivaudrait à n’utiliser qu’un seul des facteurs du test pour déterminer la présence d’une telle obligation. La Cour a d’ailleurs souligné que Mme Boal n’avait pas tenu compte des quatre autres facteurs du test dans ses arguments.

L’intérêt supérieur n’est pas une norme fiduciaire absolue en common law

La Cour n’a pas accueilli l’argument voulant que la norme réglementaire d’agir au mieux des intérêts du client crée une obligation fiduciaire liée aux conflits d’intérêts réels ou potentiels entre un client et son conseiller, puisque l’existence d’une obligation fiduciaire dans une telle relation dépend des faits entourant le dossier et des autres facteurs du test. Imposer une norme fiduciaire de common law s’appuyant sur les règles et les règlements administratifs de l’ACCFM ou le code de déontologie du FPSC pourrait avoir une grande incidence sur les participants aux marchés financiers, notamment ceux dont l’exercice est restreint, comme de nombreux courtiers de fonds de commun de placement. Les investisseurs et les marchés financiers eux-mêmes pourraient également en subir les répercussions.

Points à retenir

Dans les provinces canadiennes de common law, la relation conseiller-client n’est pas réputée être de nature fiduciaire. On détermine plutôt les obligations fiduciaires ponctuelles au cas par cas selon les faits d’un dossier, en fonction d’une analyse contextuelle multifactorielle qui évalue notamment la vulnérabilité du demandeur, la portée du pouvoir discrétionnaire exercé par le présumé fiduciaire et les règles professionnelles ou le code de déontologie applicables.

En outre, il convient de noter que les demandes d’action collective contre des conseillers en valeurs mobilières en Ontario se verront encore plus difficiles à faire certifier en raison de nouvelles exigences voulant que les questions communes l’emportent sur les enjeux individuels et qu’il soit établi qu’une action collective est un moyen supérieur à tous les autres raisonnablement disponibles pour trancher le conflit en cause. Ces critères pourraient s’avérer particulièrement difficiles à remplir dans certains dossiers, par exemple dans l’affaire Boal en raison de la nature idiosyncrasique de la relation client-conseiller.

Délits d’atteinte à la vie privée – Oswianik, Obodo et Winder

(Hunter Parsons et Nikhil Pandey)

Introduction

La Cour d’appel de l’Ontario a rendu des décisions très attendues, refusant de certifier trois actions collectives fondées sur le délit d’intrusion dans l’intimité.

Dans les affaires Oswianik v. Equifax Canada Co., 2022 ONCA 813, Obodo v. Trans Union of Canada, Inc., 2022 ONCA 814 et Winder v. Marriott International, Inc., 2022 ONCA 815, la Cour a statué que les défendeurs qui recueillent et stockent des renseignements personnels dans des bases de données dans le cadre de leurs activités (les « défendeurs exploitant des bases de données ») ne peuvent être reconnus coupables d’un délit d’intrusion dans l’intimité lorsque des cybercriminels accèdent illégalement à ces renseignements ou les volent. Il s’agit de la première fois qu’une cour d’appel canadienne se penche sur la portée du délit d’intrusion dans l’intimité depuis que la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu pour la première fois la cause d’action en 2012, et ces trois décisions auront des répercussions importantes sur les actions collectives en protection de la vie privée au Canada.

Ce que vous devez savoir

  • Le délit d’intrusion dans l’intimité ne peut ouvrir droit à une action fondée sur le défaut allégué d’avoir empêché une intrusion par un tiers indépendant et, par conséquent, cette cause d’action ne peut généralement pas être invoquée à l’égard des défendeurs exploitant des bases de données. Ces décisions pourraient contribuer à endiguer la vague d’actions collectives faisant suite à des atteintes à la sécurité des données et dans le cadre desquelles les représentants n’arrivent pas à prouver une perte indemnisable.
  • Les organisations ciblées par des cybercriminels demeurent toutefois susceptibles d’être accusées de négligence ou encore de violation de contrat ou d’autres obligations légales pour avoir omis de stocker et de protéger adéquatement les données de leurs clients
  • Les « dommages-intérêts moraux », qui sont parfois accordés pour des délits d’atteinte à la vie privée, ne doivent pas être octroyés en cas de négligence ou de violation de contrat puisqu’ils s’appliquent uniquement lorsque les comportements fautifs étaient intentionnels.

Contexte

Dans les arrêts Owsianik, Obodo et Winder, les demandeurs cherchaient à faire certifier une action collective fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité contre des défendeurs exploitant des bases de données à la suite de fuites d’envergure causées par des cybercriminels.

Dans l’affaire Owsianik, la représentante de l’action collective a plaidé que les pratiques téméraires d’Equifax en matière de gestion des données constituaient une intrusion qui serait très choquante pour une personne raisonnable. Les juges de la Cour étaient majoritairement d’un autre avis, estimant que le délit n’avait rien à voir avec le défendeur exploitant des bases de données et qu’en l’absence d’une intrusion réelle, d’autres causes d’action comme la négligence pouvaient servir à contrôler sa conduite de manière adéquate. S’ils ont convenu que l’affaire Jones v. Tsige, 2012 ONCA 32 ne réglait peut-être pas une fois pour toutes la question du délit d’intrusion dans l’intimité, les juges majoritaires ont refusé d’étendre la responsabilité aux non-intrus puisque cela risquait d’ouvrir une porte que la Cour, dans Jones, souhaitait laisser fermée. Cette décision a été marquée par une forte dissidence, dont les motifs sont considérablement plus étoffés que ceux de la majorité.

Dans l’arrêt Obodo, la Cour s’est appuyée sur l’analyse utilisée dans Owsianik pour rejeter la certification de l’action fondée sur le délit d’intrusion dans l’intimité, concluant que le délit n’avait rien à voir avec un défendeur exploitant des bases de données.

Dans Winder, les demandeurs ont tenté de faire valoir que le comportement de Marriott, qui avait obtenu de manière trompeuse les renseignements personnels des membres de l’action collective, en faisait un intrus « téméraire ». Bien que le juge Perell ait déterminé que le comportement de Marriott aurait pu en faire tout au plus un intrus « responsable par imputation », il a finalement conclu, pour des motifs de politique, que le champ d’application du délit d’intrusion dans l’intimité devrait être étroit. Reprenant l’arrêt Jones, le juge Perell a affirmé que l’extension du délit d’intrusion dans l’intimité aux intrus « responsables par imputation » ouvrirait les vannes des litiges et établirait une responsabilité pour une conduite que d’autres causes d’action, comme la négligence ou la violation de contrat, contrôlent déjà de manière adéquate. Ne trouvant aucune lacune dans le droit de la protection de la vie privée qui serait comblée par l’extension du délit d’intrusion dans l’intimité aux défendeurs exploitant des bases de données, il a statué que ce délit était limité aux intrus « réels », comme les cybercriminels.

La négligence des défendeurs ne peut être transformée en un délit intentionnel

La Cour d’appel a affirmé que la nécessité de démontrer que le défendeur a intentionnellement commis un acte de nature intrusive ou invasive est un élément fondamental et indispensable du délit d’intrusion dans l’intimité qui ne peut être établi sur le fondement d’un défaut allégué d’empêcher un tiers de s’immiscer dans les affaires privées du demandeur.

Le raisonnement de la Cour reposait sur un point essentiel : aucun des défendeurs dans ces affaires n’aurait satisfait à l’exigence relative à la conduite du délit d’intrusion dans l’intimité. En d’autres mots, les défendeurs n’étaient pas présumées être les parties s’étant ingérées ou immiscées dans les questions ou les affaires privées du demandeur sans motif légitime. De fait, les défendeurs étaient seulement accusés de ne pas avoir protégé les renseignements personnels des demandeurs contre l’intrusion de cybercriminels.

Des dommages-intérêts moraux ne peuvent être accordés en l’absence d’un délit intentionnel

Le délit d’intrusion dans l’intimité se distingue de la plupart des autres types d’atteinte à la sécurité des données, car il peut donner lieu à l’octroi de dommages-intérêts moraux pouvant atteindre 20 000 $ (Jones). Les demandeurs n’ont pas à prouver qu’ils ont subi une perte financière ou reçu un diagnostic pour demander des dommages-intérêts moraux.

En l’espèce, la Cour a statué que l’octroi de dommages-intérêts moraux contre des défendeurs exploitant des bases de données pour ce qui est essentiellement une allégation de négligence ou de violation de contrat irait à l’encontre des objectifs mêmes qui sous-tendent ces dommages-intérêts : faire valoir les droits violés et reconnaître le préjudice intentionnel causé par les défendeurs.

Rejet de la théorie de la responsabilité du fait d’autrui

La Cour a refusé de tenir les sociétés défenderesses responsables des actes des cybercriminels sur la base de la responsabilité du fait d’autrui. Les demandeurs soutenaient que de faire porter la responsabilité du fait d’autrui aux entreprises défenderesses constituerait une évolution progressive et appropriée de la jurisprudence à la lumière de divers facteurs, notamment l’absence de recours efficace pour les personnes dont les renseignements sont piratés par un tiers inconnu. La Cour a rejeté cet argument pour les raisons suivantes :

  • aucun des défendeurs ou de leurs agents n’a accédé illégalement aux renseignements concernés;
  • un tel développement créerait une vaste cause d’action permettant d’invoquer la responsabilité du fait d’autrui pour étayer des allégations de délit intentionnel;
  • il existe d’autres recours pour les demandeurs touchés; et
  • des dommages-intérêts moraux ne devraient pas être exigés d’une partie qui n’a pas porté atteinte à la vie privée d’une personne.

Points à retenir

La Cour a clairement indiqué que les organisations qui recueillent et stockent les renseignements personnels de leurs clients ne peuvent être reconnues coupables d’un délit d’intrusion dans l’intimité pour des violations commises par des tiers indépendants, ce qui limite les causes d’action des demandeurs. Elles peuvent toutefois être tenues responsables de délits non liés à la vie privée, tels que la négligence ou la violation de contrat.

Fait notable, ces décisions ont été publiées alors que le projet de loi C-27 est en deuxième lecture au Parlement. S’il est adopté, le projet de loi C-27 édictera, entre autres, la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs (la « LPVPC »). Dans son libellé actuel, la LPVPC créerait une clause d’action pour un certain nombre d’obligations de fond, notamment la protection des renseignements personnels. Néanmoins, conformément à la décision de la Cour d’appel dans les trois arrêts susmentionnés, les demandeurs devraient encore établir une certaine forme de préjudice indemnisable en vertu de la LPVPC.

Enfin, ces décisions auront probablement des répercussions sur les actions collectives. Auparavant, les actions collectives étaient certifiées sur la base du délit d’intrusion dans l’intimité puisque les tribunaux hésitaient à affirmer qu’il était clair et évident que la demande ne pouvait être accueillie. Maintenant que la Cour d’appel a confirmé que le délit d’intrusion dans l’intimité ne s’applique pas aux défendeurs qui ont fait l’objet d’une fuite de données, les demandeurs seront poussés à ne pas intenter d’action à moins d’être en mesure de plaider un préjudice indemnisable. Ces décisions pourraient contribuer à endiguer la vague d’actions collectives qui font suite à des atteintes à la sécurité des données et dans le cadre desquelles les représentants n’arrivent pas à prouver une perte indemnisable.

Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2022 ABCA 165.

(Karen Salmon et Briggs Larguinho)

Introduction

La décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans le renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2022 ABCA 165 (le « renvoi ») constitue une nouvelle salve dans le combat pour le contrôle législatif des questions environnementales. Le Canada a rapidement fait appel de cette décision, qui sera entendue par la Cour suprême les 21 et 22 mars 2023.

Ce que vous devez savoir

  • Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta (les « juges majoritaires » ou l’« opinion majoritaire ») estiment que la Loi sur l’évaluation d’impact, L.C. 2019, ch. 28, art. 1 (la « LÉI »), est inconstitutionnelle et empiète sur les pouvoirs provinciaux.
  • Les juges majoritaires ont conclu que l’objectif principal de la LÉI est d’établir un régime fédéral d’évaluation d’impact et de réglementation qui exige la surveillance et l’approbation fédérales des activités désignées par le pouvoir exécutif fédéral, de même que l’évaluation de tous leurs effets.
  • Selon l’opinion majoritaire, la LÉI relève de plusieurs compétences des provinces, notamment pour ce qui touche leurs projets d’exploitation de ressources naturelles, leurs droits de propriété relativement à leurs ressources naturelles, leur gestion des terres publiques, leur contrôle des travaux et projets régionaux, leur compétence quant à la propriété et aux droits civils ainsi que leur droit de regard sur les affaires locales et privées.
  • L’affaire, à laquelle participent 29 parties dans 7 provinces, est actuellement en instance devant la Cour suprême du Canada.

Contexte

Le gouvernement du Canada a adopté la LÉI en juin 2019, abrogeant de ce fait la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012).  La LÉI constitue essentiellement une démarche d’évaluation environnementale qui vise à désigner les projets d’exploitation des ressources considérés comme de compétence fédérale et à les examiner, à leur imposer des conditions et à les réglementer.

Plus précisément, elle prévoit un mécanisme clé pour désigner des projets et des activités en fonction, d’une part, d’un règlement connexe que nous aborderons plus loin et, d’autre part, de divers critères comme le fait d’entraîner des « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale », expression au sens plutôt large. La LÉI vise par exemple tout changement à l’environnement qui :

  1. se produit dans une province autre que celle dans laquelle l’activité est exercée;
  2. entraîne un changement aux conditions sanitaires, sociales ou économiques des peuples autochtones du Canada;
  3. perturbe les poissons et leur habitat;
  4. perturbe les oiseaux migrateurs;
  5. altère un territoire domanial.

Tout projet désigné est automatiquement assujetti aux interdictions de l’article 7 de la LÉI à moins que l’Agence ou le ministre conclue qu’il ne requiert pas une évaluation environnementale. S’il en requiert une, le processus d’évaluation et les conditions de la LÉI s’appliqueront, ce qui veut dire que le projet sera examiné plus avant et que le ministre, ultimement, rendra une décision positive ou négative à son endroit.

L’adoption de la LÉI et de son règlement connexe s’est faite sous la controverse. Plusieurs provinces, notamment l’Alberta, la Saskatchewan et l’Ontario, s’y sont opposées, alléguant que la LÉI empiétait sur les compétences provinciales liées à la gestion des ressources et nuisait au développement économique, tout particulièrement dans l’ouest du Canada. Le gouverneur en conseil de l’Alberta a répliqué en promulguant le décret 160/2019, le 9 septembre 2019, demandant à la Cour d’appel de l’Alberta d’examiner la question de la constitutionnalité de la LÉI et du Règlement sur les activités concrètes, DORS/2019-285 (le « Règlement »).

Qualification de la LÉI

Dans leur analyse, les juges majoritaires ont noté que l’« environnement » ne figurait pas parmi les rubriques de compétence de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui en faisait un enjeu tantôt provincial, tantôt fédéral.  Par conséquent, les gouvernements fédéral ou provinciaux qui souhaitent légiférer sur une question environnementale doivent fonder leurs arguments sur l’un de leurs pouvoirs énumérés.

Les juges majoritaires se sont ensuite livrés à l’analyse habituelle visant à déterminer si la LÉI est ou non constitutionnelle en procédant à sa qualification et à sa classification.

Après avoir analysé les effets pratiques et juridiques de la LÉI, les juges majoritaires ont qualifié la LÉI en examinant son principal objectif, soit d’établir un régime fédéral d’évaluation d’impact et de réglementation qui exige la surveillance et l’approbation fédérales des activités désignées par le pouvoir exécutif fédéral, de même que l’évaluation de tous leurs effets.

Ils ont souligné que la LÉI, créant un ensemble complet de mécanismes réglementaires, s’écartait considérablement des précédentes lois fédérales sur l’évaluation environnementale, considérées comme de simples outils de planification procéduraux.

Empiètement de la LÉI sur plusieurs compétences provinciales

Après avoir qualifié la LÉI, les juges majoritaires se sont appliqués à la classifier. Cherchant à déterminer si la LÉI relevait des rubriques de compétence fédérale suivantes, ils ont conclu qu’aucune ne s’appliquait aux projets intraprovinciaux désignés :

  1. la pêche côtière et la pêche dans les eaux internes;
  2. les traités impériaux;
  3. les Indiens et les terres réservées pour les Indiens;
  4. la théorie de l’intérêt national en vertu du pouvoir POBG;
  5. les échanges et le commerce;
  6. le droit criminel.

Ils estiment même que la LÉI se rapporte à plusieurs rubriques de compétence des provinces, notamment pour ce qui touche leurs projets d’exploitation de ressources naturelles, leurs droits de propriété relativement à leurs ressources naturelles, leur gestion des terres publiques, leur contrôle des travaux et projets régionaux, leur compétence quant à la propriété et aux droits civils ainsi que leur droit de regard sur les affaires locales et privées.

Selon l’opinion majoritaire, la LÉI est invalide et constitue [TRADUCTION] « une intrusion profonde dans la compétence législative provinciale et les droits de propriété des provinces », et soumet les rubriques de compétences susmentionnées au pouvoir fédéral, allant ainsi à l’encontre des intentions des architectes de la Loi constitutionnelle de 1867.

Points à retenir

La lutte pour les pouvoirs législatifs liés aux questions environnementales se poursuit, à l’approche de la décision de la Cour suprême du Canada quant au renvoi. Ce renvoi s’ajoute au nombre grandissant d’affaires pour lesquelles les tribunaux doivent déterminer quel pouvoir appartient à quel ordre de gouvernement pour ce qui touche l’environnement. L’opinion de la Cour suprême du Canada quant à la constitutionnalité de la LÉI ne manquera pas de contribuer à clarifier les pouvoirs fédéraux et provinciaux sur l’environnement et, conséquemment, sur le secteur en général.
Si la Cour tranche en faveur de la constitutionnalité, la LÉI pourrait complètement transformer des projets habituellement sous la coupe des provinces, comme ceux du domaine énergétique. Les répercussions de cette décision dépasseraient toutefois la sphère de l’énergie. Considérant sa vaste portée, la LÉI pourrait changer le cours d’une myriade de projets intraprovinciaux qui comprendraient, selon l’opinion majoritaire, des projets d’autoroutes, de trains légers sur rail, de protection contre les inondations et de parcs éoliens et solaires.

Elle pourrait avoir une incidence concrète sur les entreprises dont les projets y deviendraient assujettis. Comme l’ont noté les juges majoritaires, les projets qui deviendraient soumis au regard fédéral et aux dispositions de la LÉI et du Règlement pourraient être frappés par des retards et de l’incertitude. Globalement, la LÉI pourrait changer du tout au tout le paysage réglementaire dans lequel doivent s’orienter les entreprises canadiennes dans de nombreux domaines qui vont bien au-delà du secteur énergétique.

Manitok Energy Inc (Re), 2022 ABCA 117

(Karen Salmon et Briggs Larguinho)

Introduction

La décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans Manitok Energy Inc (Re), 2022 ABCA 117 (l’« arrêt Manitok ») clarifie davantage la portée de la décision de la Cour suprême du Canada dans Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5 (l’« arrêt Redwater »), qui soutient que dans le contexte d’une faillite, les obligations d’abandon et de remise en état applicables doivent être remplies avant la distribution de biens pétroliers et gaziers aux créanciers, notamment aux créanciers garantis. Dans l’arrêt Manitok, la Cour s’est penchée sur la question de savoir précisément quels actifs doivent être utilisés pour remplir ces obligations.

Ce que vous devez savoir

  • En ce qui concerne l’obligation d’un séquestre de dépenser des éléments d’actif d’un failli pour respecter des responsabilités d’abandon et de remise en état, il n’existe aucune distinction entre des biens pétroliers et gaziers vendus antérieurement qui sont « étrangers au fait ou dommage lié à l’environnement » et des biens pétroliers et gaziers invendus qui ont été « touchés par un fait ou dommage lié à l’environnement ».
  • Inhérentes aux biens pétroliers et gaziers, les obligations d’abandon et de remise en état naissent dès le début de l’extraction. Par ailleurs, elles existent indépendamment de toute mesure de recouvrement de l’organisme de réglementation concerné; le moment où est rendue une ordonnance exigeant qu’elles soient acquittées n’a donc aucune incidence sur le devoir public du séquestre d’utiliser les biens du failli pour s’y conformer.
  • Même si des biens de valeur sont convertis en espèces avant l’émission d’une ordonnance réglementaire, le produit de la vente peut être dépensé pour s’assurer qu’elle est respectée, conformément aux obligations du séquestre.

Contexte

Deux entreprises ont déposé des réclamations de privilège contre Manitok Energy Inc. (« Manitok ») ayant trait à de l’équipement et à des services impayés. Peu après, Manitok est devenu insolvable et a déclaré faillite. À l’instar de la plupart des faillis, Manitok possédait des actifs de grande valeur et d’autres ayant une valeur négative. Ces derniers, comme c’est le cas pour de nombreux producteurs pétroliers et gaziers insolvables, étaient pour la plupart assortis d’obligations d’abandon et de remise en état, lesquelles entrent en jeu lorsqu’un puits est complètement tari. Il devient notamment essentiel de colmater le puits de manière sécuritaire et de remettre en état la surface du terrain.

Le séquestre de Manitok (le « séquestre ») a conclu un contrat pour la vente de certains des biens de valeur de la société qui stipulait notamment que l’acheteur devait assumer les obligations d’abandon et de remise en état connexes. L’opération a été approuvée par voie d’une ordonnance de dévolution exigeant que des retenues remplacent le privilège du constructeur abandonné dans le cadre de la vente.

Avant la conclusion de la vente, toutefois, la Cour suprême du Canada a publié sa décision dans l’arrêt Redwater, qui confirme entre autres qu’un séquestre dans un contexte de faillite doit utiliser les biens pétroliers et gaziers du failli pour satisfaire à ses obligations d’abandon et de remise en état, et que cela doit être fait avant la distribution aux créanciers, y compris les créanciers garantis. Les parties au contrat de vente ont donc revu les modalités de ce dernier, en conservant les dispositions concernant les retenues; la vente a pu aller de l’avant et le produit a été gardé en fiducie. À la suite de cette transaction, l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta a rendu des ordonnances d’abandon touchant les biens qui n’avaient pas été inclus dans la vente.

Le séquestre a déposé une demande en vue d’obtenir des conseils et des directives à ce sujet. L’enjeu principal présenté à la Cour était de savoir si le produit de la vente des biens du failli déjà vendus devait être utilisé pour satisfaire aux obligations d’abandon et de remise en état avant la distribution des retenues aux titulaires du droit de rétention.

La Cour du Banc du Roi (Cour du Banc de la Reine à cette époque) a jugé qu’il y avait une distinction à faire entre les affaires Redwater et Manitok, son raisonnement étant que Manitok portait sur des biens vendus avant l’émission d’une ordonnance réglementaire, alors que ce n’était pas le cas dans Redwater. Ainsi, le produit de la vente n’était pas lié à la valeur restante de l’actif, qui devait être utilisée pour remplir les obligations d’abandon et de remise en état découlant de l’ordonnance réglementaire. Étant donné que le produit de la vente était considéré comme étant étranger au fait ou dommage lié à l’environnement, le juge en chambre a conclu qu’il devait servir à payer le privilège du constructeur avant de pouvoir être utilisé par le séquestre pour se conformer aux ordonnances réglementaires rendues.

La notion de « biens étrangers au fait ou dommage lié à l’environnement » incompatible avec la décision dans l’arrêt Redwater

La Cour d’appel a infirmé la décision du juge en chambre au motif que le fait d’établir une distinction entre les biens vendus avant l’émission d’une ordonnance réglementaire et les autres biens invendus d’un actif était contradictoire à la décision dans l’arrêt Redwater. Puisqu’il avait été établi dans cette affaire que l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta traitait l’ensemble des biens pétroliers et gaziers comme un tout, la Cour d’appel a jugé qu’il serait contraire aux conclusions de Redwater de protéger le produit de la vente de biens des obligations d’abandon et de remise en état associées aux biens invendus de l’actif.

En fait, les biens associés aux obligations d’abandon et de remise en état avaient une valeur négative et sont restés invendus justement à cause de ces obligations. Par ailleurs, la Cour d’appel a affirmé que l’objectif même de la décision dans Redwater était que le produit de la vente des biens de valeur soit appliqué à la remise en état de biens orphelins sans valeur.

Si le produit de la vente des biens de valeur d’une société en faillite n’avait pas à être affecté à la satisfaction des obligations d’abandon et de remise en état des biens invendus, il n’y aurait jamais de fonds disponibles à cette fin.

Par conséquent, la Cour d’appel a écarté la décision du juge en chambre et statué que les obligations d’abandon et de remise en état devaient être remplies avant le paiement du privilège du constructeur.

Les obligations d’abandon et de remise en état existent indépendamment des actions de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta

La Cour d’appel a aussi rejeté l’argument voulant que les obligations d’abandon et de remise en état n’étaient entrées en vigueur qu’au moment où l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta avait pris des mesures. Ces obligations sont en fait inhérentes aux biens pétroliers et gaziers, et une ordonnance réglementaire ne fait qu’imposer au séquestre le devoir public de s’y conformer en agissant immédiatement. La Cour s’est fiée à l’arrêt Redwater et à d’autres dossiers similaires pour conclure que ces obligations sont déclenchées dès l’extraction d’une ressource.

Elles existent d’ailleurs indépendamment des ordonnances d’abandon ou de remise en état rendues par l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta. Ainsi, la vente des biens de valeur d’un failli par un séquestre avant l’émission d’une ordonnance réglementaire n’a aucune incidence sur les obligations d’abandon et de remise en état rattachées aux biens invendus. L’ordonnance réglementaire a seulement pour effet de transformer ces obligations existantes en un devoir d’agir immédiatement pour y satisfaire à l’aide des biens de l’actif, quels qu’ils soient.

Les biens autres que pétroliers et gaziers sont-ils assujettis à la même règle que celle énoncée dans l’arrêt Redwater?

Puisque les fonds en cause dans Manitok découlaient de la vente de biens pétroliers et gaziers, la Cour d’appel a refusé de répondre à cette question. Il convient cependant de noter que la décision rendue par la Cour du Banc du Roi en décembre 2022 dans l’affaire Orphan Well Association v. Trident Exploration Corp. 2022 ABKB 839 (l’« arrêt Trident ») éclaircit substantiellement la question. Dans cet arrêt, la Cour a jugé qu’il était illogique d’établir une distinction entre les biens immobiliers et les autres biens exploités, tout comme il était illogique dans Manitok de séparer les biens économiques visés par des permis des biens non économiques. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat aurait comme effet de nuire aux objectifs de la politique sur laquelle se basent les règles de priorité applicables. Le produit de la vente de biens immobiliers et d’autres biens non visés par des permis (par exemple des biens autres que pétroliers et gaziers) était donc disponible pour satisfaire aux obligations de fin de vie.

Points à retenir

La Cour d’appel a clarifié la nature du devoir public d’un séquestre d’acquitter les obligations de fin de vie d’une société pétrolière et gazière insolvable. Ce devoir se présente aussitôt qu’une ressource est extraite d’un terrain et doit être rempli au moyen des biens pétroliers et gaziers disponibles avant la distribution aux créanciers, qu’il s’agisse de titulaires d’un droit de rétention, de créanciers garantis ou d’autres parties prenantes.

La décision dans l’arrêt Manitok apporte des précisions sur celle rendue dans l’arrêt Redwater, et restreint encore plus les circonstances dans lesquelles des créanciers garantis peuvent recouvrer les sommes liées à des obligations d’abandon et de remise en état qui leur sont dues. Enfin, les arrêts Manitok et Trident écartent définitivement l’argument qu’ont avancé les parties pour tenter d’obtenir une exemption à la règle générale établie dans Redwater en tentant de prouver que des biens sont liés ou non à des obligations.

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