Les lois provinciales et fédérales sur les sociétés par actions permettent aux actionnaires et à d’autres plaignants autorisés à présenter une « demande de redressement pour abus » au tribunal. Aux termes de la Business Corporations Act de la Colombie-Britannique (BCBCA), pour accueillir une telle demande, le tribunal doit être d’avis qu’il y a eu une conduite « abusive » ou « injustement préjudiciable ». Aux termes de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) et des lois provinciales qui s’en inspirent, le tribunal peut aussi intervenir si la société se montre injuste à l’égard des intérêts du plaignant « en ne tenant pas compte » de ses intérêts.
Dans les faits, dans quelles circonstances la Cour suprême de la Colombie-Britannique exerce-t-elle son vaste pouvoir discrétionnaire pour faire droit à une demande de redressement pour abus? En règle générale, l’abus, la conduite injustement préjudiciable ou la méprise des intérêts, selon le cas, est une conduite qui va à l’encontre des attentes raisonnables du plaignant.
Les spécialistes des différends en matière de valeurs mobilières de BLG ont l’habitude de l’activisme des actionnaires et des recours en cas d’abus. Communiquez avec l’un des auteurs ou l’une des personnes-ressources ci-dessous pour en savoir plus.
I. Cadre législatif
Sociétés régies par la BCBCA
a. Plaignant
Selon l’article 227 de la BCBCA, les actionnaires et toute autre personne que le tribunal estime avoir qualité peut exercer un recours en cas d’abus.
Pour savoir si une personne a qualité, il faut se demander s’il faut lui accorder le redressement prévu à l’article 227 pour assurer la justice et l’équité dans ces circonstances particulières. Voici des exemples de personnes qui répondent à ce critère :
- l’actionnaire d’un actionnaire de la société;
- les créanciers de la société;
- la personne qui affirme avoir des actions de la société;
- la personne qui a détenu des actions de la société par le passé;
- un porteur de titre.
Le tribunal a beaucoup de latitude pour déterminer si une personne a qualité pour présenter la demande, mais en Colombie-Britannique, les recours exercés par des entités autres que des actionnaires (des créanciers, par exemple) sont beaucoup moins fréquents qu’ailleurs, comme en Ontario.
b. Motifs ouvrant droit au recours
En Colombie-Britannique, le plaignant peut se prévaloir du recours en cas d’abus pour l’un des deux motifs suivants :
1) La société mène ou a mené ses affaires, ou les administrateurs exercent ou ont exercé leurs pouvoirs, de façon abusive à l’égard d’un ou de plusieurs actionnaires, dont le plaignant.
2) La société a pris ou menacé de prendre une mesure, ou les actionnaires ont adopté ou proposé d’adopter une résolution, qui est injustement préjudiciable pour un ou plusieurs actionnaires, dont le plaignant.
Sociétés régies par la LCSA
a. Plaignant
Sous le régime de la LCSA, un « plaignant » est un détenteur inscrit ou propriétaire véritable (actuel ou ancien) de valeurs mobilières, un administrateur ou dirigeant de la société (actuel ou ancien), le directeur nommé aux termes de la loi et toute personne qui a qualité pour présenter la demande.
b. Motifs ouvrant droit au recours
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la LCSA offre une cause d’action supplémentaire, soit la conduite qui est injuste car elle ne tient pas compte des intérêts du plaignant.
II. Délai de prescription
Le facteur temps est important dans le recours en cas d’abus. Un dépôt tardif de la demande peut la rendre prescrite ou non conforme aux conditions imposées par la loi.
Deux exigences temporelles différentes interviennent. D’abord, au paragraphe 227(4), la BCBCA prévoit que le recours doit être intenté [TRADUCTION] « en temps utile ». Il est de plus visé par le délai de prescription général de deux ans prévu à l’article 6 de la Limitation Act, S.B.C. 2012, c. 13.
Pour savoir si un recours en cas d’abus a été intenté en temps utile, il faut procéder à une analyse des faits de l’espèce. Les tribunaux ont néanmoins offert quelques indications. Par exemple, dans l’affaire Runnalls v. Regent Holdings Ltd., le tribunal a indiqué qu’une demande est déposée en temps utile si la conduite abusive est encore d’actualité ou si ses effets se font toujours sentir.
Le délai de prescription de deux ans commence à courir au moment de la découverte de la conduite abusive , soit au moment où le plaignant apprend ou devrait raisonnablement savoir que ses attentes raisonnables ont été frustrées par les personnes qui contrôlent la société, et que l’introduction d’un recours est un moyen approprié d’obtenir réparation.
Contrairement à ceux de l’Ontario, les tribunaux de la Colombie-Britannique ne considèrent pas que la poursuite de l’acte abusif remet le compteur à zéro. Le délai commence à courir lorsque la conduite abusive est découverte ou lorsqu’elle aurait raisonnablement dû être découverte. Par conséquent, l’instance relative au recours en cas d’abus doit être introduite tout au plus deux ans après la date de la découverte, même si la conduite se poursuit.
III. Le critère à deux volets
Lorsqu’on lui présente une demande de redressement pour abus, le tribunal doit répondre à deux questions. La première : La preuve étaye-t-elle l’attente raisonnable invoquée par le plaignant? La deuxième : La preuve établit-elle que cette attente raisonnable a été frustrée par un comportement qui correspond à la définition d’un « abus », d’un « préjudice injuste » ou d’une « omission injuste de tenir compte » d’un intérêt pertinent1?
La preuve de l’existence d’une attente raisonnable se fait elle aussi en deux étapes. Le plaignant doit d’abord démontrer qu’il avait une attente subjective. Ensuite, le tribunal analyse cette attente de façon objective pour déterminer si elle était raisonnable. Pour ce faire, il examine divers facteurs, comme : les pratiques commerciales courantes, la nature de la société, les rapports entre les parties, les pratiques antérieures, les mesures préventives que le plaignant aurait pu prendre, les déclarations et conventions, et la conciliation équitable des intérêts opposés des parties intéressées.
Les expressions « abus », « préjudice injuste » et « omission injuste de tenir compte d’un intérêt pertinent » ont des similitudes, mais dénotent des concepts distincts. La conduite abusive est « accablante, dure et illégitime ». C’est « un acte fautif très grave »2.
La conduite injustement préjudiciable correspond aux actes qui sont injustement ou inéquitablement désavantageux dans les circonstances, mais qui ne peuvent pas être qualifiés d’abusifs. Il peut par exemple s’agir de l’éviction d’un actionnaire minoritaire ou de l’omission de divulguer des transactions avec des parties apparentées3. Pour déterminer s’il y a eu « abus », il faut mettre l’accent sur la nature de la conduite reprochée, alors que pour le « préjudice injuste », il faut regarder les conséquences de la conduite pour le plaignant.
Enfin, l’omission injuste de tenir compte d’intérêts pertinents correspond au fait de ne pas porter attention aux intérêts d’une partie intéressée, ou d’agir comme si ses intérêts n’importaient pas, d’une manière injuste ou sans motif valable. Par exemple : favoriser un administrateur en omettant d’engager une poursuite ou réduire indûment le dividende d’un actionnaire4.
Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt BCE, ces catégories ne sont pas des compartiments étanches; elles se chevauchent souvent. Ensemble, elles indiquent le type de faute ou de comportement visé par le recours en cas d’abus5.
IV. Exemples de conduite abusive
Des décisions antérieures déterminant si une conduite donnée est abusive peuvent aider les plaignants potentiels à savoir si celle qu’ils ont subie donne ouverture au recours en cas d’abus.
Les tribunaux ont conclu à la conduite abusive dans les situations suivantes :
- Une société qui contracte un prêt hypothécaire et verse les fonds uniquement aux actionnaires majoritaires, en ignorant les actionnaires minoritaires.
- Une société qui omet de remettre des états financiers audités aux actionnaires minoritaires et de tenir des assemblées annuelles, trompe les actionnaires minoritaires quant au rendement de la société et verse des frais de gestion faramineux à un actionnaire majoritaire sans déclarer de dividendes.
- Une société ouverte qui emploie un nouveau système de vote par procuration pour une assemblée d’actionnaires contestée sans déclaration préalable aux actionnaires.
- Une société qui cesse abruptement de rembourser un prêt d’actionnaire, qui change de façon unilatérale la façon dont ses profits sont distribués et qui réinvestit la part des profits revenant à un actionnaire sans son consentement.
- Une société qui exclut de la gestion un actionnaire qui s’attend raisonnablement à participer aux affaires internes de la société.
Les tribunaux ont jugé que la conduite dénoncée n’était pas abusive dans les situations suivantes :
- Une société qui exclut un actionnaire de la gestion alors que la convention des actionnaires ne laisse pas entendre que sa participation dans la gestion serait permanente.
- Des administrateurs qui falsifient des signatures sur des résolutions et un chèque pour retirer des fonds de la société et vendre des actifs à l’insu des actionnaires (dans ce cas, l’action oblique est le recours approprié).
- Des administrateurs qui prennent des décisions au sujet de la société qui nuisent à la capacité des actionnaires de vendre leurs actions, mais qui ne nuisent pas financièrement à la société.
- Un conseil d’administration qui approuve un financement qui est dans l’intérêt de la société, mais qui dilue la participation d’un actionnaire.
- Une société qui est incapable de procéder à une réorganisation, lorsque les parties avaient envisagé dès le début la possibilité que la réorganisation soit retardée.
- Lorsqu’il est mis fin à l’emploi d’un actionnaire auprès de la société, si la décision a été prise de bonne foi et qu’elle est dans l’intérêt de la société.
- Une société minière qui ne lance pas la production de sa mine « dans un délai raisonnable » alors que les actionnaires savaient que leur investissement était spéculatif.
V. Mesures de redressement possibles
Lorsqu’il conclut à une conduite abusive, le tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour rendre l’ordonnance provisoire ou définitive qui lui semble appropriée. La BCBCA6 et la LCSA7 offrent toutes les deux des exemples d’ordonnances, dont celles visant à :
- empêcher ou interdire un geste ou un comportement;
- nommer un séquestre;
- réglementer les affaires internes de la société;
- prescrire l’émission ou l’échange d’actions;
- faire des nominations au conseil d’administration, pour remplacer des administrateurs en fonction ou en augmenter le nombre;
- enjoindre à la société ou à toute autre personne d’acheter une partie ou la totalité des actions du plaignant;
- modifier ou écarter une opération ou un contrat auquel la société est partie;
- enjoindre à la société de produire ses états financiers dans un délai prescrit;
- indemniser les personnes qui ont subi un préjudice;
- prescrire la rectification des registres ou autres livres de la société;
- prononcer la dissolution de la société;
- prescrire la tenue d’une enquête;
- soumettre en justice toute question litigieuse8.
Ces listes ne sont pas exhaustives : le tribunal peut rendre toute autre ordonnance provisoire ou définitive qu’il estime appropriée pour qu’il y ait redressement.
Il ne faut pas oublier que le pouvoir discrétionnaire du tribunal doit être exercé dans le but de réparer la conduite jugée abusive. La BCBCA9 et la LCSA sont explicites sur ce point10. La mesure doit être prise à la lumière du caractère équitable du recours et de son objet réparateur. Dans cette optique, le tribunal tient compte des attentes raisonnables de la partie intéressée et se contente de remédier à la situation abusive, sans aller plus loin11. La Cour suprême du Canada a articulé les principes directeurs suivants qui encadrent l’approche souple et discrétionnaire retenue au regard des ordonnances provisoires et définitives rendues dans un recours en cas d’abus :
- la demande de redressement en cas d’abus doit en soi constituer une façon équitable de régler la situation;
- l’ordonnance rendue ne devrait pas accorder plus que ce qui est nécessaire pour réparer l’abus;
- l’ordonnance rendue peut uniquement servir à répondre aux attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants en leur qualité de parties intéressées de la société; les tribunaux devraient tenir compte du contexte général du droit des sociétés dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de réparation.