Dans l’arrêt Pepa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2025 CSC 21, la Cour suprême du Canada a conclu que la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a fait une interprétation déraisonnable de la compétence que lui confère la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) en concluant qu’une personne qui arrive au Canada avec un visa de résidence permanente valide peut, en raison du moment où la décision a été rendue, perdre son droit d’en appeler d’une mesure d’exclusion. Dans sa décision, la Cour a clarifié plusieurs points de droit administratif. Premièrement, la présomption de contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas écartée du fait qu’il y ait potentiellement plusieurs interprétations concurrentes d’une disposition. Deuxièmement, il ne suffit pas dans une décision de citer une décision antérieure : cette dernière doit porter sur le sujet en cause et aider à répondre à la question qui se pose, et le décideur doit expliquer pourquoi il l’invoque. Troisièmement, une interprétation absurde ou arbitraire d’un droit procédural ne peut être raisonnable en l’absence d’intention législative claire. Quatrièmement, un fardeau de justification plus élevé peut s’appliquer aux décisions qui ont des conséquences importantes sur des personnes vulnérables. Enfin, pour ce qui est de la réparation, lorsque les options sont limitées pour répondre à une question précise d’interprétation législative, le tribunal pourrait conclure plus facilement qu’il n’y a qu’une interprétation raisonnable.
Contexte
L’appelante est arrivée au Canada en mars 2018 après avoir reçu un visa de résidence permanente à titre d’enfant à charge accompagnant son père. Un visa de résidence permanente est délivré pour une période maximale d’un an, et sa date d’expiration dépend de celle des documents sous-jacents, en l’espèce des documents médicaux. À son arrivée, l’appelante a déclaré aux agents frontaliers qu’elle s’était récemment mariée, ce qui la rendait inadmissible au statut d’enfant à charge. On l’a autorisée à entrer au Canada en vue d’un contrôle supplémentaire, et une enquête s’est tenue en septembre 2018, quelques jours après l’expiration de son visa. Au terme de l’enquête, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a pris une mesure d’exclusion.
L’appelante a interjeté appel auprès de la SAI en vertu du paragraphe 63(2) de la LIPR, qui accorde un droit d’appel à tout « titulaire d’un visa de résident permanent ». La SAI a conclu que l’appelante n’était pas « titulaire » d’un tel visa, car le sien avait déjà expiré; elle ne pouvait donc pas invoquer ce paragraphe pour interjeter appel. La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont confirmé l’interprétation de la SAI.
L’arrêt de la Cour suprême
La Cour suprême a accueilli l’appel et écarté la conclusion de la SAI relativement à la compétence. S’exprimant au nom des six juges de la majorité, la juge Martin a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, que la décision de la SAI était déraisonnable et que la seule interprétation raisonnable du paragraphe 63(2) est celle qui accorde le droit d’appel en fonction de la validité du visa au moment de l’arrivée au Canada. Le droit d’appel ayant été établi, la juge Martin a renvoyé le dossier à la SAI pour qu’elle examine l’affaire sur le fond.
Le juge Rowe était aussi d’avis que la décision était déraisonnable, mais il a rédigé des motifs en partie dissidents quant à la réparation. Selon lui, la question interprétative devrait être soumise à la SAI. Dans leur dissidence, les juges Côté et O’Bonsawin ont estimé que la décision était raisonnable.
La norme de contrôle
Tous les juges ont convenu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. La juge Martin n’a pas souscrit à l’argument de l’appelante selon lequel il fallait appliquer celle de la décision correcte, que ce soit selon une dérogation existante ou nouvelle à la présomption de décision raisonnable, lorsque la possibilité de multiples interprétations concurrentes mènerait à des conséquences absurdes. Elle a souligné que la question avait déjà été réglée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
La décision était déraisonnable
La juge Martin a conclu que l’interprétation de la SAI quant au droit d’appel accordé au paragraphe 63(2) de la LIPR était déraisonnable, car la SAI s’était appuyée à tort sur certaines décisions antérieures et n’avait pas effectué sa propre interprétation. Un décideur peut s’appuyer sur des décisions antérieures, mais il ne peut pas se contenter de les nommer : il doit s’assurer qu’elles sont pertinentes, qu’elles portent sur la question en cause et qu’elles sont utiles pour répondre à la question qui lui est posée. Il ne peut pas invoquer des décisions manifestement inapplicables ou qui se distinguent clairement du cas d’espèce sans justification ni explication quant à leur pertinence. Selon la juge Martin, la SAI n’a pas justifié son recours aux décisions citées, qui portaient sur des dispositions ou des faits différents, et a écarté une décision pertinente qui militait en faveur de l’appelante.
Une analyse d’interprétation législative complète n’est pas toujours nécessaire, mais en l’espèce, comme la jurisprudence sur laquelle la SAI s’est fondée n’était pas suffisamment importante ou contraignante relativement à la question posée, la SAI aurait dû tenir compte du sens grammatical et ordinaire du libellé, de l’objet et de l’intention du Parlement, et du contexte dans lequel le paragraphe 63(2) s’applique.
La juge Martin a conclu que l’interprétation de la SAI ne pouvait pas être retenue à la lumière de ces principes d’interprétation législative. Selon elle, le sens ordinaire de la disposition, qui parle d’une personne « titulaire d’un visa de résident permanent », ne permet pas de répondre à la question centrale, à savoir à quel moment la personne doit avoir la qualité de titulaire. La disposition sert à accorder un droit d’appel au titulaire d’un visa de résident permanent qui souhaite contester une mesure d’exclusion. C’est une garantie procédurale et substantielle. Vu cette visée, l’interprétation de la SAI était absurde, car la personne pourrait perdre son droit d’appel en raison du délai normal attribuable à l’enquête administrative, avant même que la décision contestée ne soit rendue. La juge Martin a en outre conclu que l’interprétation était arbitraire, car le droit d’appel a été associé à des dates n’ayant aucun lien rationnel avec lui.
Enfin, la juge Martin a conclu que la SAI devait tenir compte des répercussions possibles de sa décision sur les personnes concernées. Comme la Cour l’a établi dans l’arrêt Vavilov, lorsqu’une décision est susceptible d’avoir des répercussions personnelles sévères, les motifs doivent en tenir compte explicitement et expliquer en quoi elle est justifiée et en quoi elle « reflète le mieux » l’intention du Parlement. La juge Martin a souligné que cette exigence pourrait mener à une approche plus cohérente à l’égard de la vulnérabilité en droit administratif canadien, un élément particulièrement pertinent dans le contexte de l’immigration. En l’espèce, la SAI n’a pas tenu compte du fait que l’appelante serait séparée de sa famille et interdite d’entrée au Canada pendant cinq ans.
Réparation
En abordant le sujet de la réparation, la juge Martin a conclu que la seule interprétation raisonnable du droit d’appel accordé au paragraphe 63(2) est que la personne doit être titulaire d’un visa de résident permanent valide au moment de son entrée au Canada, car toute autre interprétation serait absurde et arbitraire. Ainsi, il convenait de ne pas renvoyer la question interprétative à la SAI. Elle a renvoyé le dossier à la SAI pour qu’elle l’examine sur le fond, le droit d’appel ayant été établi. La juge Martin a fait remarquer qu’il ne faut pas s’étonner qu’il n’y ait qu’une interprétation raisonnable à une disposition, car le législateur entend s’exprimer avec clarté et à dessein, et que c’est d’autant plus plausible « lorsque la question d’interprétation est étroite, lorsque le libellé de la disposition est très précis et lorsqu’il n’y a sur le plan fonctionnel que très peu d’options parmi lesquelles choisir ».
Le juge Rowe a souscrit à l’analyse de la majorité sur le caractère raisonnable, mais pas à la réparation choisie. Selon lui, la question devrait être renvoyée à la SAI, à qui il reviendrait de trancher à la lumière des orientations de la Cour suprême. Il estime que la possibilité de conséquences imprévues au titre de la LIPR doit être laissée à l’appréciation de la SAI, et que l’approche de la majorité s’apparente à une forme « déguisée » de contrôle selon la norme de la décision correcte. Dans leur dissidence, les juges Côté et O’Bonsawin ont indiqué que, selon elles, la décision était raisonnable, entre autres à la lumière de la jurisprudence citée. Elles ont aussi exprimé leur désaccord avec la réparation choisie par la majorité, estimant comme le juge Rowe qu’elle s’apparentait à un contrôle selon la norme de la décision correcte.
Points à retenir
- Les inquiétudes quant à la possibilité qu’il y ait plusieurs interprétations concurrentes dans les décisions du même décideur n’écartent pas la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique.
- Les décisions antérieures doivent être pertinentes, porter sur le sujet en cause et aider à répondre à la question posée. Dans ses motifs, le décideur doit expliquer pourquoi il s’appuie sur ces décisions, notamment à la lumière des principes d’interprétation législative.
- Dans certains contextes législatifs touchant des personnes vulnérables, comme c’est le cas de l’immigration, un fardeau justificatif plus élevé est de mise, car les décideurs doivent tenir compte des répercussions graves pour ces personnes.
- Lorsque les options sont limitées pour répondre à une question précise d’interprétation législative, les tribunaux seront plus enclins à conclure qu’il n’y a qu’une interprétation raisonnable que de renvoyer la question pour réexamen.
Nadia Effendi et Teagan Markin, de Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L., représentaient l’Association canadienne des libertés civiles dans son intervention à la Cour suprême du Canada.