une main qui tient une guitare

Perspectives

Les examens de confirmation que doivent subir les ingénieurs formés à l’étranger ne sont pas discriminatoires : appel fructueux de l’organisme de réglementation du génie à l’encontre d’une décision du Tribunal des droits de la personne de l’Alberta

Dans une décision élaborée, The Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Milhaly, 2016 ABQB 61, la Court of Queen's Bench de l'Alberta (la « cour ») a infirmé une décision que l'Alberta Human Rights Tribunal (le « tribunal ») a rendue en 2014.

La cause

M. Milhaly, né et formé dans le pays qui était à l'époque la Tchécoslovaquie, est arrivé au Canada en 1999 muni de ses titres de compétence en génie et de son expérience de travail, titres et expérience acquis à l'étranger. Sans tarder, il a déposé une demande auprès de l'Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta (l'« APEGA ») pour être agréé comme ingénieur. Or, l'APEGA, après avoir étudié la demande et les documents à l'appui de celle-ci, a informé M. Milhaly qu'il devait passer l'Examen sur l'exercice de la profession (l'« examen »), que tous les candidats à l'agrément devaient subir; de plus, dans des délais impartis, l'intéressé devait réussir à trois examens de confirmation et suivre un cours ou réussir un examen d'équivalence (à savoir l'examen sur les principes de base du génie ou « examen de base »). La demande de M. Milhaly a lentement fait son chemin au cours des années qui ont suivi; finalement, M. Milhaly a échoué à l'examen trois fois et ne s'est jamais présenté à l'un des examens de confirmation requis.

Peu de temps après ces échecs, M. Milhaly a déposé une plainte auprès de l'Alberta Human Rights Commission en soutenant que l'APEGA avait eu une conduite discriminatoire envers lui en refusant de l'agréer à titre d'ingénieur en raison de son pays d'origine. Le tribunal s'est dit d'accord avec M. Milhaly et a conclu que l'évaluation et les critères d'admissibilité de l'APEGA (dans le cas de M. Milhaly, l'exigence voulant qu'il réussisse à des examens de confirmation et qu'il suive un cours ou un examen de base) étaient discriminatoires et contraires aux dispositions de la loi intitulée Alberta Human Rights Act (la « loi »), car on avait omis d'offrir à l'intéressé une évaluation et des choix adaptés à son cas. Le tribunal est allé plus loin et a ordonné à l'APEGA de nommer un comité qui serait chargé d'enquêter sur les diverses façons d'évaluer les qualifications de M. Milhaly (en proposant notamment l'exemption de l'un ou l'autre des examens requis), d'attribuer au plaignant un mentor en génie qui pourrait l'aider à être agréé et reconnu au sein de la profession, de lui indiquer diverses ressources en matière de réseautage et enfin de le soutenir dans les efforts qu'il consacre à mieux maîtriser la langue anglaise.

Étant donné l'ampleur de l'ordonnance du tribunal et les répercussions qui peuvent en découler, on ne s'étonnera pas que l'APEGA ait interjeté appel. La procédure s'appuyait sur de nombreux motifs, notamment un manquement possible à l'équité procédurale, la compétence du tribunal et le critère à appliquer pour établir l'existence de discrimination prima facie; en outre, l'appel portait sur la question de savoir si le tribunal avait déraisonnablement conclu que les critères de l'APEGA étaient injustifiables. Pour ce qui est des deux premiers motifs, la cour a accepté le point de vue du tribunal. Quant aux deux autres, elle est arrivée à une conclusion très différente.

En ce qui concerne la preuve de discrimination prima facie, la cour a estimé que le tribunal avait appliqué le test approprié, à savoir celui que la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a retenu dans l'arrêt Moore. Selon ce critère, un plaignant doit démontrer ce qui suit pour établir qu'il y a discrimination  prima facie :

  • il possède une caractéristique qui est protégée contre la discrimination;
  • il a subi un effet préjudiciable en raison de cette caractéristique;
  • la caractéristique en cause était un facteur de l' effet préjudiciable subi.

Dans son analyse, la cour a également fait remarquer ce qui suit :

  • La discrimination ne se limite pas aux règles et aux pratiques associées aux caractéristiques protégées par le législateur, qui sont énumérées dans la liste — elle peut également se produire lorsqu'une règle ou une pratique neutre a un effet préjudiciable et que la caractéristique protégée par le législateur joue un rôle dans cet effet préjudiciable (par exemple, même si la langue n'est pas un motif de discrimination protégé, mettre fin à l'emploi d'une personne parce qu'elle a de la difficulté à parler ou à comprendre une langue peut créer un lien entre les difficultés linguistiques et le lieu d'origine de cette personne, ce qui permet d'établir l'existence de discrimination prima facie).
  • Bien que les mesures arbitraires et la perpétuation des stéréotypes soient pertinentes lorsqu'on détermine s'il y a un lien entre une caractéristique protégée par le législateur et l'effet préjudiciable, ces considérations ne font pas partie du critère retenu dans Moore.

Au départ, la cour a déclaré que la conclusion du tribunal voulant que les politiques de l'APEGA reposent sur des hypothèses discriminatoires était déraisonnable et ne s'appuyait sur aucune preuve. En effet, la preuve démontrait que le système d'accréditation de l'APEGA était à la fois détaillé et complexe, et que la distinction que l'on faisait entre programme de génie agréé et programme de génie non agréé ne reposait pas sur l'hypothèse voulant que les qualifications universitaires étaient inférieures (elle renvoyait plutôt à un manque de connaissances au sujet des programmes non agréés).

Bien que la cour ait reconnu que le lieu d'origine de M. Milhaly ait joué un rôle dans les effets préjudiciables dont il a souffert (étant donné le lien étroit qui existe entre son lieu d'origine et l'endroit où il a suivi sa formation d'ingénieur), elle a souligné que le tribunal avait conclu que les effets préjudiciables liés au lieu d'origine de M. Milhaly découlaient en fait de l'exigence de réussir aux examens de confirmation, et que cet élément (auquel s'ajoute l'exigence de rédiger l'examen et d'avoir de l'expérience de travail au Canada) maintenait le désavantage subi par l'intéressé et équivalait à de la discrimination concrète. La cour s'est élevée contre cette conclusion et a signalé que le tribunal n'avait pas appliqué correctement le test de l'arrêt Moore ni ne l'avait soupesé à l'égard des exigences relatives à l'examen et à l'expérience de travail au Canada; selon elle, il n'y avait aucune preuve ni aucun fondement étayant la conclusion selon laquelle ces exigences (qui s'appliquent à tous les postulants et pas seulement aux candidats étrangers) équivalent à de la discrimination par suite d'un effet préjudiciable; enfin, aucune conclusion ni aucune preuve n'établissait que ces exigences avaient un effet préjudiciable fondé sur le lieu d'origine ou constituaient de la discrimination prima facie.

La cour s'est ensuite penchée sur la question de savoir si l'APEGA pouvait invoquer une défense raisonnable et justifiable en vertu de la loi, à la fois à l'égard des examens de confirmation et de l'examen et de l'expérience de travail au Canada. Pour ce qui est de l'exigence propre à l'examen et à l'expérience de travail au Canada, la cour a conclu que, puisqu'on n'avait démontré aucune discrimination prima facie à ce titre, le tribunal n'avait pas compétence pour conclure que ces exigences n'étaient pas justifiées aux termes de la loi. Étant donné que la cour avait déterminé que les examens de confirmation constituaient une discrimination prima facie, elle s'est penchée sur le critère bien établi par la CSC dans l'arrêt Meiorin (dans lequel on analyse la raison pour laquelle une résolution est mise en œuvre et on voit s'il est possible, dans les circonstances, d'accommoder dans une mesure raisonnable la personne touchée) pour déterminer si le manquement était raisonnable et justifiable en l'espèce.

Avant de se plonger dans son analyse, la cour a souligné que les employeurs ne sont pas tenus de modifier de manière fondamentale les conditions de travail de leurs employés — tout ce qui leur incombe (à moins d'en subir un préjudice injustifié), c'est de veiller à arranger le lieu de travail d'un employé ou à ajuster ses fonctions de manière à ce qu'il soit en mesure d'accomplir les tâches qui lui incombent. En l'espèce, la cour a conclu que rien n'indiquait que l'APEGA devrait être proactive (ou qu'on devrait s'attendre à ce qu'elle le soit) et signer des accords avec des établissements ou des pays non agréés; aucune preuve ne démontrait que les examens de confirmation étaient assignés en fonction des faiblesses perçues sur le plan de la formation universitaire; enfin, on n'avait pas prouvé que l'examen de base ou l'examen de confirmation aurait des conséquences négatives disproportionnées sur les diplômés formés à l'étranger. Qui plus est, la cour a déclaré que les examens contestés visaient à mesurer les connaissances des diplômés en génie et que le fait de posséder une compétence « de début de carrière » était raisonnable pour pouvoir exercer de façon sécuritaire la profession d'ingénieur. Enfin, la cour s'est penchée sur les mesures d'accommodement que le tribunal avait ordonnées. À son avis, ces mesures n'étaient pas raisonnables et elle a fait remarquer que le tribunal était allé beaucoup plus loin que la conduite discriminatoire relevée (ou même alléguée) et avait omis de tenir compte des inconvénients (diminution de l'efficacité et coûts) que subirait l'APEGA en essayant de mettre en place de telles mesures.

En somme, la cour a conclu que, bien que M. Milhaly ait établi l'existence de discrimination prima facie occasionnée par les exigences de l'APEGA quant à l'examen de confirmation et à l'examen de base, la preuve a clairement démontré que ces exigences étaient raisonnables et justifiables aux termes de la loi.

Conclusions

Dans cette décision, l'APEGA a finalement eu gain de cause et cette victoire en est une aussi pour les organismes de réglementation des professionnels dans leur ensemble, car elle établit qu'on ne s'attend pas à ce que ces organismes modifient leur mandat de façon fondamentale pourvu que les normes d'agrément qu'ils adoptent à l'endroit des professionnels formés à l'étranger (celles du moins qui diffèrent des normes exigées des professionnels qui sont formés au Canada ou de ceux qui proviennent d'établissements accrédités) reposent sur des preuves concrètes et non sur des hypothèses discriminatoires.

Dans le cas des employeurs qui ne sont pas des organismes de réglementation, la décision est un rappel important de la nécessité de faire preuve de prudence lorsqu'on arrête des exigences précises en matière d'emploi ou qu'on oblige les candidats à suivre certains cours ou à passer certaines épreuves dans le cadre de la demande d'emploi ou du processus d'avancement. Plus précisément, il faut se demander pourquoi on impose certaines exigences, si ces exigences sont nécessaires à la lumière du poste en question, si on a une marge de manœuvre en matière d'accommodement (et si l'accommodement est par ailleurs indiqué) et, enfin, si ces exigences (qui peuvent sembler neutres ou conformes à la loi) peuvent avoir un effet préjudiciable qui est lié à un motif de discrimination protégé (par exemple, l'exigence relative à la possession d'un diplôme canadien ou d'une expérience de travail au Canada).

  • Par : Kamini Dowe