une main qui tient une guitare

Perspectives

Révision du test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure

Introduction

Le 8 juillet 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) a publié sa décision dans Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29, (l’arrêt Abrametz), laquelle clarifie la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et d’abus de procédure dans les appels prévus par la loi et reformule le test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure BLG a agi à titre de conseiller1 pour l’un des intervenants, la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada (la Fédération), organe de coordination national des 14 barreaux provinciaux et territoriaux du Canada.

Il s’agit de la première fois en plus de vingt ans que la CSC réexamine le test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure, soit depuis la publication de sa décision charnière dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 (l’arrêt Blencoe).

Survol : Abus de procédure et incidence fondamentale de l’arrêt Blencoe

La doctrine de l’abus de procédure s’inscrit dans un cadre large et s’applique différemment selon les intérêts en jeu. Ce concept de common law permet aux tribunaux d’arrêter des procédures qui deviennent injustes ou oppressives (p. ex. dans des situations où une partie intente de nouvelles procédures en lien avec une question déjà débattue lorsqu’elle n’a pas réussi à obtenir les réparations escomptées). Dans un contexte de droit administratif, un abus de procédure peut entre autres survenir lorsque s’écoulent des délais inacceptables dans des procédures administratives. D’autres réparations sont possibles lorsque la durée d’une procédure est assez longue pour « choquer le sens de l’équité et de la décence de la société ».

Le test pour déterminer si un délai administratif est excessif au point de constituer un déni de justice naturelle ou un abus de procédure et de justifier une réparation fondée sur le droit administratif a été établi dans l’affaire Blencoe. En vertu de cet arrêt ayant fait jurisprudence, un délai peut également être réputé constituer un abus de procédure s’il ne compromet pas l’équité en matière de fond d’une affaire, mais cause un préjudice important à la personne concernée. Pour les cas qui tombent dans cette deuxième catégorie du test de l’arrêt Blencoe, la Cour doit se poser les questions suivantes concernant le délai, le préjudice et l’intérêt public afin de déterminer s’il est convenable d’accorder un arrêt de procédure ou toute autre réparation :

  1. Le délai était-il déraisonnable? Était-il attribuable à la partie visée par les procédures administratives en cours?
  2. Le délai (et non les allégations) constitue-t-il la cause principale ou directe d’un important préjudice psychologique ou touchant la réputation professionnelle?
  3. Ce préjudice pourrait-il faire en sorte que l’administration de la justice soit déconsidérée si les procédures continuent? Autrement dit, le processus administratif l’emporte-t-il sur l’intérêt du public dans l’application de la loi et la tenue d’une audience au fond?

Dans Blencoe, l’objectif de la Cour était d’établir un seuil très élevé ne pouvant être atteint que dans les cas les plus rares et les plus manifestes, de sorte qu’il ne suffise pas d’invoquer un long délai pour obtenir un arrêt de procédure. Pour prouver qu’un délai a franchi ce seuil, les intimés doivent en fait « établi[r] que le délai était inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures » en causant un préjudice. Les juges dans cette affaire ont reconnu que le processus de plainte en droit administratif était beaucoup plus long qu’en droit criminel, soulignant au passage qu’il était important de maintenir une distinction entre ces deux mondes.

La décision à 8 contre 1 de la CSC dans Abrametz, rédigée par le juge Malcolm Rowe, a confirmé cette conclusion et fourni des indications supplémentaires sur le champ d’application du test pour déterminer si un délai administratif constitue un abus de procédure.

Abrametz s’avère un arrêt particulièrement important puisqu’il écarte l’approche plus rigide du droit criminel et, conformément aux arguments de la Fédération, confirme qu’il est important de tenir compte du contexte et des faits dans l’application du test créé dans Blencoe puisque les résultats peuvent varier d’un cas à l’autre (p. ex. selon la cause du délai ou son incidence sur les parties).

Contexte de l’arrêt Abrametz

Dans cette affaire, Peter Abrametz, membre de la Law Society of Saskatchewan (le Barreau), a été trouvé coupable de « conduite indigne d’un avocat », puis radié sans avoir le droit de déposer une demande de réinscription pendant presque deux ans.

Il a par la suite interjeté appel de cette décision et demandé un arrêt des procédures, citant le délai excessif de sept ans entre le moment où l’enquête sur sa conduite a été lancée par le Barreau en 2012 et le moment où la décision relative à sa culpabilité et à sa sanction a été rendue en 2019.

Le Comité d’audition du Barreau a rejeté cette demande et l’allégation d’abus de procédure (voir 2018 SKLSS 8), mais cette décision a été renversée par la Cour d’appel de la Saskatchewan, qui a accueilli l’appel de M. Abrametz relatif à l’arrêt des procédures (voir 2020 SKCA 81).

M. Abrametz a cherché à démontrer à la CSC que le test établi dans l’arrêt Blencoe devait être réexaminé afin de mieux refléter le traitement des dossiers dans d’autres domaines du droit. Il a notamment fait référence à R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (l’arrêt Jordan), qui porte sur les délais institutionnels dans un contexte de droit criminel. La CSC a prescrit dans cet arrêt des délais stricts à respecter pour éviter les abus de procédure.

Dans Abrametz, la CSC s’est penchée sur la question d’appliquer l’approche de Jordan à Blencoe.

Refus de la CSC d’appliquer l’approche de Jordanà des procédures administratives

Bien qu’Abrametz reconnaisse le fait que les délais administratifs excessifs sont contraires à l’intérêt public, les juges majoritaires de la CSC se sont rangés du côté de la Fédération et ont rejeté la suggestion d’appliquer l’approche de Jordan à des procédures administratives au motif que cet arrêt se fonde sur l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable dans le cadre de procédures criminelles et non de procédures administratives. Par conséquent, le test établi dans l’arrêt Blencoe demeure valable dans sa version actuelle.

Délai excessif

La CSC a proposé divers facteurs clés à examiner afin de déterminer si un délai est déraisonnable, notamment :

  • La nature et l’objectif de la procédure

Des procédures qui s’éternisent peuvent nuire à la réputation professionnelle, à la carrière et à la vie personnelle d’une personne. Les organes disciplinaires comme le Barreau dans l’arrêt Abrametz ont donc la responsabilité d’agir équitablement envers leurs membres puisque leur gagne-pain est en jeu.

Il convient toutefois de souligner que tout délai dans une procédure ne doit pas être considéré comme un délai excessif, car certaines circonstances justifient qu’une procédure dure longtemps.

  • La longueur et les causes du délai

Les exigences d’équité procédurale causent parfois le ralentissement de certaines procédures. Dans Abrametz, la CSC a confirmé qu’elle déciderait au cas par cas quels délais sont excessifs en fonction de la situation.

De plus, une personne qui a causé un délai ne peut invoquer l’abus de procédure. Par exemple, une partie qui demande une suspension des procédures ou qui ne s’y est pas objectée sera considérée comme ayant accepté sans ambiguïté le délai qui s’en suit. Dans un tel contexte, cette partie est réputée « renoncer » au délai, ce qui peut se faire de manière implicite ou explicite.

Il est également important dans l’évaluation du caractère raisonnable d’un délai de se demander si l’organisme administratif concerné a utilisé ses ressources de manière efficace. Si ce n’est pas le cas, il sera généralement possible de parler d’abus de procédure. En outre, le fait qu’un organisme manque de ressources n’est pas suffisant pour justifier des délais excessifs.

Les décideurs administratifs doivent aussi évaluer si le délai s’avère bénéfique pour la partie défenderesse. Si cette partie risque la radiation, par exemple, un délai dans les procédures administratives lui permettra de continuer à travailler.

  • Complexité des faits et enjeux de l’affaire

La complexité des faits d’un dossier et les enjeux dont il est question influeront sur le temps nécessaire pour trancher une question. Des allégations d’agression sexuelle, par exemple, peuvent entraîner des enquêtes longues et difficiles.

En revanche, une affaire faisant intervenir un large volume de documents n’est pas nécessairement complexe – surtout si le tribunal possède de l’expérience en la matière.

La juge Côté (dissidente) a manifesté son désaccord à l’égard de la manière dont l’arrêt Blencoe a été interprété par les juges majoritaires; selon elle, un délai excessif constitue en soi une iniquité procédurale et un abus de procédure. La question du préjudice important devrait donc seulement être prise en considération pour l’analyse des réparations appropriées (par exemple pour évaluer s’il convient d’accorder un arrêt des procédures), et non pour déterminer s’il y a eu abus de procédure.

Préjudice important

L’arrêt Abrametz confirme qu’il n’existe un préjudice important que lorsqu’un justiciable en subit des effets néfastes. Bien qu’il s’agisse là d’une question de fait, la CSC a donné quelques exemples de facteurs pouvant vraisemblablement causer un préjudice, notamment des dommages psychologiques ou à la réputation d’une personne, une perturbation de sa vie de famille, la perte de contrats ou d’occasions d’affaires, une attention médiatique prolongée et intrusive et la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder. Elle a également noté que même si une enquête ou une procédure pouvait en soi causer un préjudice, seul le préjudice attribuable au délai comptait dans l’analyse de l’abus de procédure.

Réparations

Dans le cadre de son évaluation finale de la question et de son examen de la réparation à accorder, la CSC a confirmé qu’un large éventail d’options étaient possibles, qu’il s’agisse de l’arrêt des procédures, de la réduction de la sanction ou de la modification de quelque ordonnance relative aux dépens.

L’arrêt permanent des procédures n’est généralement accordé que lorsqu’un délai atteint le seuil très élevé établi dans l’arrêt Blencoe, notamment lorsqu’un délai excessif et le préjudice connexe choquent le sens de l’équité et de la décence de la société. Plus les accusations sont sérieuses, plus ce seuil est difficile à atteindre; lorsqu’il n’est pas franchi, on peut entre autres accorder une réduction de sanction ou la modification de quelque ordonnance relative aux dépens

Fait important pour les juristes : la Cour a mentionné que le seuil pour la réduction de sanction sera particulièrement élevé lorsqu’on traite de radiation. Comme il faut généralement qu’une inconduite soit très grave pour entraîner la radiation d’une personne de son ordre professionnel, écarter celle-ci pourrait compromettre la confiance du public dans l’administration de la justice plutôt que la renforcer.

Norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale dans les appels prévus par la loi

L’arrêt Abrametz portait principalement sur l’abus de procédure dans les procédures administratives, mais il s’est également avéré une occasion pour la CSC de réexaminer sa norme de contrôle pour ce qui touche les questions d’équité procédurale dans les appels prévus par la loi. S’appuyant sur la décision dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (l’arrêt Vavilov), le juge Rowe a déclaré de façon catégorique que la norme de contrôle s’appliquait systématiquement dans le cadre d’un appel prévu par la loi.

Il a aussi confirmé que l’abus de procédure constituait une question de droit dans un appel prévu par la loi et qu’il fallait appliquer la norme de la décision correcte, mais il n’a malheureusement pas fourni de détails sur les manières d’évaluer l’abus de procédure dans d’autres contextes.

La juge Côté (dissidente) et certaines parties ont tenté convaincre la Cour de faire preuve de déférence dans l’analyse du dossier. Bien que la Cour ait reconnu qu’elle devait faire montre de déférence à l’égard des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit du Comité d’audition, les juges majoritaires ont réitéré que la question de savoir si un préjudice important avait été causé par le délai administratif était une question de droit.

Application des principes de Blencoe à Abrametz

Les juges majoritaires se sont fondés sur l’arrêt Blencoe pour appliquer les normes de contrôle en matière d’appel, ce qui leur a permis de confirmer qu’il incombait au décideur administratif (en l’occurrence le Barreau) d’évaluer et d’analyser la preuve présentée et que la norme ne pouvait influer sur les conclusions de fait de ce décideur qu’en cas d’erreur manifeste et déterminante. Ils ont alors conclu que la Cour d’appel avait commis une erreur en substituant ses propres conclusions de fait à celles du Barreau quant aux causes du délai. Cette décision a eu pour effet de renforcer la conviction du Barreau qu’il n’y avait pas lieu d’accorder un arrêt des procédures puisqu’il n’y avait pas eu de délai excessif ou de préjudice important.

  • Absence d’un délai excessif

Le Barreau a estimé que le délai avait été largement causé par la conduite de M. Abrametz. La Cour d’appel n’aurait donc pas dû intervenir et conclure à l’abus de procédure simplement à cause de la longueur du processus et de son désaccord avec l’analyse des preuves du Barreau. La CSC a tenu à souligner que la Cour d’appel « s’[était] écartée du rôle qui est le sien » en substituant ses propres conclusions de fait à celles du Comité d’audition concernant l’ampleur et la complexité de l’enquête. Qui plus est, elle n’a fait montre d’aucune déférence à l’égard des conclusions du Comité, qui se basaient sur les preuves qui lui avaient été présentées. Plutôt que d’appliquer la norme de l’erreur manifeste et déterminante, la Cour d’appel a réexaminé les preuves et tiré ses propres conclusions, ce qui a poussé la CSC à renverser sa décision.

  • Absence d’un préjudice important

M. Abrametz a affirmé avoir subi des préjudices sur quatre plans :

  1. l’attention médiatique;
  2. les conditions assujettissant l’exercice de sa profession;
  3. les répercussions sur sa santé;
  4. les conséquences sur sa famille et son personnel.

Le Barreau a jugé que ces types de préjudices n’équivalaient pas à un préjudice important, mais la Cour d’appel était d’un autre avis. La CSC a quant à elle estimé que la Cour d’appel, en l’absence de preuve d’un préjudice important, n’aurait pas dû remplacer les conclusions du Barreau qui écartaient l’abus de procédure.

À la suite de cette déclaration, le pourvoi a été accueilli, l’arrêt de la Cour d’appel a été annulé et l’affaire lui a été renvoyée pour qu’elle examine les moyens d’appel restants.

La juge Côté (dissidente) a affirmé que le Barreau n’était pas en mesure de justifier le délai de 32 ½ mois, ce qui en faisait un délai excessif; elle a de plus avancé que le stress causé à M. Abrametz et à son personnel en raison des conditions intrusives imposées à sa pratique par le Barreau équivalait à un préjudice. Elle s’est rangée du côté de la Cour d’appel, qui avait conclu que le délai constituait un abus de procédure et entendait annuler la sanction imposée à M. Abrametz; elle n’aurait cependant pas accordé d’arrêt de procédure pour autant.

Points à retenir

  • Dans les appels prévus par la loi découlant de décisions d’organismes administratifs, les questions d’équité procédurale sont soumises aux normes de contrôle de qualité en matière d’appel. Il n’est toutefois pas évident de savoir quelles normes doivent s’appliquer lorsqu’on remet en cause l’équité procédurale dans un autre contexte.
  • Une partie touchée par des délais administratifs doit soulever la question dès qu’elle entrevoit des problèmes à cet égard, faute de quoi elle risque de ne pas pouvoir obtenir de réparation en vertu de la doctrine d’abus de procédure.
  • Le test souple et contextuel établi dans l’arrêt Blencoe peut être utilisé pour déterminer s’il y a abus de procédure dans un contexte administratif.
  • Les cadres universels du droit criminel (pensons notamment à l’arrêt Jordan) ne conviennent pas à un contexte administratif en raison de la grande portée du droit administratif et de l’étendue des procédures administratives qu’il est possible d’intenter.

Pour de plus amples renseignements, n’hésitez pas à communiquer avec l’une des personnes-ressources dont le nom figure ci-dessous.


Nadia Effendi, associée, et Teagan Markin, avocate, ont représenté la Fédération aux côtés des anciens du cabinet Ewa Krajewska et Mannu Chowdhury.

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