une main qui tient une guitare

Perspectives

La Cour suprême se prononce pour la première fois sur la loi ontarienne interdisant les poursuites-bâillons

Dans l’arrêt 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association, 2020 CSC 22, la Cour suprême du Canada a, pour la première fois, fourni des explications et des indications sur la façon appropriée d’appliquer le cadre législatif énoncé à l’article 137.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario (la LTJ).Cet article prévoit un mécanisme qui permet à un défendeur de demander le rejet de l’instance qui a été introduite contre lui et qui répond à la définition de « poursuite stratégique contre la mobilisation publique » (aussi appelée « poursuite-bâillon »).

La Cour suprême a défini comme suit les poursuites-bâillons : « poursuites intentées contre des individus ou des organisations qui s’expriment ou qui prennent position sur une question d’intérêt public. Les poursuites-bâillons sont généralement des actions intentées par des demandeurs qui mettent en branle le processus judiciaire et recourent aux tribunaux non pas comme moyen direct de faire valoir le bien-fondé d’une demande légitime, mais comme moyen indirect de limiter l’expression d’autres personnes. Dans le cas des poursuites-bâillons, l’action n’est qu’une façade pour le demandeur qui, en fait, manipule le système judiciaire dans le but de réduire l’efficacité du discours de la partie adverse et de dissuader cette dernière – ou d’autres personnes intéressées – de participer à des discussions sur des affaires d’intérêt public ».

Dispositions législatives applicables

Les dispositions pertinentes de l’article 137.1 sont ainsi libellées :

(3) Sur motion d’une personne contre qui une instance est introduite, un juge, sous réserve du paragraphe (4), rejette l’instance si la personne le convainc que l’instance découle du fait de l’expression de la personne relativement à une affaire d’intérêt public.

(4) Un juge ne doit pas rejeter une instance en application du paragraphe (3) si la partie intimée le convainc de ce qui suit :

a) il existe des motifs de croire :

(i) d’une part, que le bien-fondé de l’instance est substantiel,

(ii) d’autre part, que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable dans l’instance;

b) le préjudice que la partie intimée subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.

Contexte

La défenderesse/intimée, Pointes Protection Association (Pointes Protection), s’opposait à l’aménagement d’un lotissement proposé par la demanderesse/appelante, 1704604 Ontario Ltd (170 Ontario), à Sault Ste. Marie. 170 Ontario avait obtenu l’approbation de l’Office de protection de la nature de la région de Sault Ste. Marie (le SSMRCA), approbation que Pointes Protection a ensuite contestée en présentant une demande de contrôle judiciaire.

Pendant que le contrôle judiciaire était en cours d’instance, 170 Ontario a cherché à obtenir l’approbation du conseil de ville de Sault Ste. Marie, qui a refusé cette demande. 170 Ontario a alors interjeté appel de cette décision à la Commission des affaires municipales de l’Ontario (CAMO), qui a reconnu à Pointes Protection la qualité pour agir dans l’instance. Pendant que les demandes étaient toutes deux en cours d’instance, les parties ont réglé la demande de contrôle judiciaire en concluant une entente à l’amiable (l’entente). Pointes Protection acceptait, selon l’entente, de se plier à certaines restrictions à l’avenir, notamment celle de ne pas solliciter des mesures identiques à celles qu’elle réclamait dans sa demande de contrôle judiciaire.

170 Ontario a affirmé que, lors de l’audience tenue devant la CAMO, le président de Pointes Protection avait déclaré que le projet de développement entraînerait des dommages écologiques et environnementaux dans la région. La CAMO a finalement rejeté l’appel interjeté par 170 Ontario et refusé le plan de développement.

170 Ontario a intenté une action pour rupture de contrat à l’encontre de Pointes Protection dans laquelle elle alléguait notamment que le témoignage livré par le président de Pointes Protection portait sur des questions qui avaient fait l’objet d’un règlement dans l’entente (et que celle-ci lui interdisait d’aborder). Pointes Protection a présenté, en vertu de l’article 137.1 de la LTJ, une motion visant à faire rejeter l’action intentée contre elle par 170 Ontario. La motion de Pointes Protection a été rejetée par le juge des motions, qui a autorisé la poursuite de l’action intentée par 170 Ontario. Saisie de l’appel de cette décision, la Cour d’appel a fait droit à la motion fondée sur l’art. 137.1 présentée par Pointes Protection et a rejeté l’action intentée par 170 Ontario. 170 Ontario a formé un pourvoi devant la Cour suprême du Canada.

Arrêt

La Cour suprême a rejeté le pourvoi à l’unanimité. La Cour a conclu que le bien-fondé de l’action de 170 Ontario n’était pas substantiel et que le préjudice qu’elle avait subi ou risquait vraisemblablement de subir ainsi que l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance ne l’emportaient pas sur l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection. Avant de tirer cette conclusion, la Cour s’est toutefois livrée à un examen approfondi de l’article 137.1 de la LTJ.

D’entrée de jeu, la Cour a rappelé que l’article 137.1 impose à l’auteur de la motion – le défendeur dans l’instance – le fardeau initial de convaincre le juge que l’instance découle du fait d’une expression relative à une affaire d’intérêt public. Dès lors que l’auteur de la motion a fait cette démonstration, le fardeau incombe à l’intimé – le demandeur dans l’instance – de convaincre le juge des motions de l’existence de motifs de croire que le bien-fondé de l’instance est substantiel, que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable et que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger l’expression en cause. Si la partie contre qui la motion est présentée ne parvient pas à s’acquitter de ce fardeau, la motion fondée sur l’art. 137.1 est accueillie et l’action est rejetée.

Fardeau incombant à l’auteur de la motion

La Cour a ensuite analysé le libellé de l’article 137.1 pour expliquer comment l’auteur de la motion pouvait s’y prendre pour « s’acquitter » de son fardeau. La Cour a confirmé que l’auteur de la motion est tenu de s’acquitter de son fardeau de preuve selon la prépondérance des probabilités. La Cour a également précisé que la formulation « découle du fait [d’] » une expression comporte un élément de causalité, de sorte qu’il doit nécessairement exister un lien de causalité entre cette expression et l’instance.

À cet égard, les instances découlant du fait d’une expression ne se limitent pas à celles qui visent directement l’expression, comme les actions en diffamation. Elles peuvent englober des instances comme la présente, une poursuite pour rupture de contrat fondée sur une expression du défendeur. La Cour a souligné que même si la loi le définit, le terme « expression » doit recevoir une interprétation large. Enfin, le terme « questions d’intérêt public » doit être analysé « dans son ensemble » en se demandant si « un segment de la population [a] un intérêt véritable à recevoir l’information s[e] rapportant [au sujet donné] »1. Cela étant, le fait qu’il doit s’agir d’« une affaire » d’intérêt public donne à penser qu’il n’y a pas lieu d’effectuer une évaluation qualitative de l’expression à cette étape de l’analyse.

Fardeau de la partie intimée

Dès lors que l’auteur de la motion s’est acquitté de son fardeau, le fardeau se déplace sur la partie opposée, qui doit démontrer que l’instance sous-jacente ne devrait pas être rejetée. À cet égard, la Cour a examiné comment la partie intimée doit s’y prendre pour convaincre le juge de l’existence de motifs de croire que le bien-fondé de l’instance est substantiel et que le défendeur n’a pas de défense valable à faire valoir dans l’instance.

À ce propos, la Cour a souligné qu’une motion en rejet d’une poursuite-bâillon visait un objectif différent de celui d’une motion en radiation ou d’une motion en jugement sommaire. Les parties sont censées produire un dossier dont le contenu est fonction du stade de l’instance auquel la motion est présentée et qui se prête à l’analyse que commande l’article 137.1. Cette évaluation est subjective et doit se faire du point de vue du juge des motions. Par « bien-fondé substantiel », il faut donc comprendre qu’il doit exister des motifs de croire que la demande sous-jacente est « juridiquement défendable » et qu’elle prend appui dans des éléments de preuve « raisonnablement dignes de foi, de sorte qu’il est permis d’affirmer que la demande a une possibilité réelle de succès ».

En ce qui concerne le second volet, celui relatif à « l’absence de défense valable », la Cour a expliqué que l’auteur de la motion doit d’abord identifier les moyens de défense qu’il compte faire entrer en jeu, et la partie intimée doit ensuite démontrer qu’il existe des motifs de croire à l’absence de validité de ces moyens. La Cour a conclu qu’à l’instar du volet relatif au « bien-fondé substantiel », le volet relatif à l’absence de défense valable exige que l’intimé convainque le juge des motions qu’il existe des motifs de croire que les moyens de défense invoqués n’ont aucune possibilité réelle de succès. La Cour a toutefois pris soin de préciser que l’alinéa 137.1(4)a) « ne donne pas lieu à une conclusion décisive sur le bien-fondé de l’instance sous-jacente ni à une décision définitive quant à l’existence d’une défense ».

La Cour a ensuite abordé le « nœud » de l’analyse, à savoir l’alinéa 137.1(4)b) :

[…] le préjudice que la partie intimée subit ou a subi vraisemblablement du fait de l’expression de l’auteur de la motion est suffisamment grave pour que l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger cette expression.

La Cour a souligné que cette disposition représentait un « solide filet de sécurité » permettant au juge des motions de rejeter des demandes, même bien fondées sur le plan technique, si l’intérêt public à protéger l’expression qui donne naissance à l’instance l’emportait sur l’intérêt public à permettre que l’instance suive son cours. D’entrée de jeu, la Cour a souligné que « [l]e préjudice est un élément central » du fardeau dont le demandeur doit s’acquitter. Cependant, comme le « préjudice » doit être subi « du fait de » l’expression de l’auteur de la motion, le demandeur doit présenter des éléments de preuve qui permettent au juge des motions de tirer une « conclusion quant à la probabilité » d’un lien de causalité entre le préjudice et l’expression. À ce propos, le « préjudice » n’est pas nécessairement limité à celui de nature monétaire ou non monétaire. C’est son existence, plutôt que la façon dont on le qualifie, qui importe.

Dès lors qu’on a établi le préjudice et son lien de causalité avec l’expression, le juge des motions doit évaluer l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance en regard de l’intérêt public à protéger l’expression. Cet exercice d’évaluation peut être guidé par la jurisprudence de la Cour sur l’alinéa 2b) de la Charte des droits et libertés2. La Cour affirme par ailleurs que les facteurs suivants, présentés sans ordre particulier d’importance, peuvent s’avérer utiles :

l’importance de l’expression, le résumé des litiges passés entre les parties, l’existence d’effets indirects ou à plus grande échelle produits sur d’autres expressions relativement à des affaires d’intérêt public, l’effet paralysant potentiel pour l’expression d’une partie ou d’autres personnes dans l’avenir; le résumé des activités militantes ou de défense de l’intérêt public menées par le défendeur antérieurement, toute disproportion entre les ressources mises à contribution dans la poursuite et le préjudice causé ou l’octroi éventuel de dommages-intérêts et la question de savoir si l’expression ou la demande pourrait être à l’origine d’hostilités à l’endroit d’un groupe reconnu comme étant vulnérable ou d’un groupe protégé par l’art. 15 de la Charte ou par une loi sur les droits de la personne.

La Cour a toutefois signalé que la pertinence de ces facteurs devait être liée au texte de l’alinéa 137.1(4)b). En tout état de cause, la vaste portée de cette disposition donne assurément au juge des motions les moyens d’apprécier les tenants et aboutissants de l’affaire dont il est saisi.

Conclusion

L’arrêt de la Cour suprême confirme l’importance de protéger la liberté d’expression en ce qui a trait aux questions d’intérêt public. Jusqu’alors, la décision rendue par la Cour d’appel dans cette même action était l’arrêt de principe en Ontario sur l’interprétation des dispositions interdisant les poursuites-bâillons. L’arrêt de la Cour suprême confirme en grande partie le cadre qu’avait défini la Cour d’appel. Le demandeur qui fait l’objet d’une motion visant à obtenir le rejet de son action au motif qu’il s’agit d’une poursuite-bâillon devra désormais établir que sa demande a « une possibilité réelle de succès », ce qui confère sans doute aux défendeurs qui présentent une motion en rejet d’une poursuite-bâillon un léger avantage par rapport à la situation qui existait sous le régime du cadre précédent.


1 Citant l’arrêt Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61.

2 Chacun a les libertés fondamentales suivantes : […] b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; […]

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