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Perspectives

Dans l’affaire Colombie-Britannique c. Conseil des Canadiens avec déficiences, la Cour suprême du Canada clarifie le test applicable pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public

Introduction

Une décision récente de la Cour suprême du Canada dans une affaire opposant la Colombie-Britannique au Conseil des Canadiens avec déficiences éliminera d’importants obstacles à l’accès à la justice.

Le 23 juin 2022, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu sa décision dans l’affaire Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27, qui portait sur le test applicable pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. BLG a agi à titre de mandataire de l’intimé/appelant, le Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD), dans le cadre du pourvoi incident.

La qualité pour agir dans l’intérêt public est un outil indispensable qui permet aux particuliers et aux groupes de faire entendre des affaires constitutionnelles devant les tribunaux lorsque la question ne les touche pas personnellement. Elle contribue à assurer que les questions d’importance publique puissent être débattues, même lorsque les entités directement concernées ne sont pas en mesure d’engager elles-mêmes des poursuites.

Dans une décision unanime qui profitera aux parties qui sollicitent la qualité pour agir dans l’intérêt public, le juge en chef Wagner, s’exprimant au nom de la Cour, a affirmé qu’un litige d’intérêt public peut être instruit sans qu’un demandeur directement touché y participe, pourvu qu’il soit possible d’établir un contexte factuel suffisamment concret et élaboré. La Cour a également indiqué que le CCD devrait se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public dans sa contestation constitutionnelle de la Mental Health Act de la Colombie-Britannique et de ses textes connexes.

Cette décision de la CSC confirme les facteurs régissant la qualité pour agir dans l’intérêt public décrits par le juge Thomas Cromwell dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 (Downtown Eastside).

La décision met l’accent sur l’application souple et libérale de ces facteurs selon les objectifs sous-jacents à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Le présent article résume les points clés de la CSC et les éventuelles répercussions juridiques. 

Avant la décision de la CSC

En 2016, le CCD et deux particuliers ont déposé un avis de poursuite civile contre le procureur général de la Colombie-Britannique (PGCB), alléguant que le recours par la province à des traitements psychiatriques sur des patients en placement non volontaire violait l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les particuliers ont affirmé avoir subi un préjudice à la suite de traitements psychiatriques forcés. En 2017, ces derniers se sont retirés, de sorte que le CCD était l’unique demandeur restant. Peu après, celui-ci a déposé un avis de poursuite civile modifié dans lequel il a remplacé toutes les allégations de fait liées aux deux autres demandeurs par des allégations générales concernant les répercussions d’un traitement psychiatrique forcé sur des patients en placement non volontaire. Le CCD a également soutenu qu’il devrait se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public et le droit de poursuivre l’action.

En réponse à l’avis de poursuite civile modifié du CCD, le PGCB a déposé un avis de requête en rejet. Il y sollicitait une ordonnance rejetant l’action du CCD au motif que celui-ci n’avait pas la qualité pour la poursuivre. Le juge en chambre a accueilli la requête présentée par le PGCB. À son avis, le CCD n’avait pas satisfait au test à trois critères applicable pour juger de la qualité pour agir dans l’intérêt public énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside

  • Le demandeur a-t-il soulevé une question sérieuse et justiciable?
  • Le demandeur a-t-il un intérêt véritable relativement à la question?
  • La poursuite proposée est-elle une manière raisonnable et efficace de saisir le tribunal de la question? 

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a ensuite accueilli l’appel, soulignant que les obstacles majeurs à l’accès à la justice auxquels font face les personnes marginalisées méritent une importance particulière dans l’exercice de mise en balance. Elle a conclu que le juge en chambre avait commis une erreur en exigeant la présence d’un contexte factuel propre à la cause d’un particulier pour l’analyse du facteur de la question sérieuse et justiciable, car il serait possible pour le CCD d’étayer sa demande en produisant des éléments de preuve provenant de personnes ne participant pas au recours ou de témoins experts. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a donc renvoyé l’affaire devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour qu’elle réexamine le dossier.

Le PGCB a finalement fait appel de cette décision auprès de la Cour suprême du Canada. Lors de l’audience en janvier 2022, le CCD a demandé l’autorisation d’interjeter l’appel incident de l’ordonnance de la Cour d’appel renvoyant l’affaire devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a invité la Cour suprême du Canada à trancher la question de la qualité pour agir dans l'intérêt public.

La décision de la CSC

La principale question examinée par la Cour était l’application du test pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public décrit dans l’arrêt Downtown Eastside. Plus précisément, il était question de savoir s’il convient d’accorder une importance particulière aux principes de l’accès à la justice et de la légalité, comme l’a soutenu la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, et de comment une partie qui sollicite la qualité pour agir dans l’intérêt public peut faire la preuve d’un contexte factuel suffisamment concret et élaboré et satisfaire au facteur relatif à la « manière raisonnable et efficace » en l’absence d’un codemandeur individuel.

Dans sa décision unanime, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité du test à trois facteurs énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside, soulignant que chaque facteur doit être soupesé de manière téléologique à la lumière des circonstances particulières de l’affaire. 

Parmi les objectifs qui sous-tendent les restrictions à la qualité pour agir, mentionnons l’affectation efficace des ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les plaideurs trouble-fête, l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue, et la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux dans le cadre de notre système démocratique de gouvernement. Les tribunaux doivent également examiner les objectifs qui justifient la reconnaissance de la qualité pour agir, soit donner plein effet au principe de la légalité et assurer un accès à la justice. Le but principal est d’établir un véritable équilibre entre les objectifs qui militent pour la reconnaissance de la qualité pour agir et ceux qui militent pour restreindre cette reconnaissance.

La Cour suprême du Canada a statué que la présence d’un demandeur directement touché n’est pas essentielle pour établir « un contexte factuel suffisamment concret et élaboré » et satisfaire au facteur relatif à la « manière raisonnable et efficace ». Les parties représentant l’intérêt public peuvent plutôt s’appuyer sur des témoins directement touchés qui ne sont pas des demandeurs ou encore sur des experts. Les tribunaux doivent adopter une approche factuelle et contextuelle qui tient compte du stade du litige auquel la qualité pour agir est contestée, de la nature de la cause et des questions dont la cour est saisie. 

La Cour suprême du Canada a dressé une liste non exhaustive de facteurs servant à évaluer si un contexte factuel suffisamment concret et élaboré sera produit au procès.

  • Le stade de l’instance : À un stade préliminaire, il peut ne pas être crucial de disposer d’un fondement factuel concret. Le poids précis à accorder à cette considération dépendra des circonstances et relève ultimement du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Toutefois, au procès, l’absence d’un fondement factuel devrait généralement empêcher la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public.
  • Les actes de procédure : La nature des actes de procédure et des faits pertinents peut révéler si la cause peut être débattue seulement au regard de la loi ou si l’affaire est tributaire de faits particuliers.
  • La nature de la partie représentant l’intérêt public : Il peut être raisonnable d’inférer que la partie représentant l’intérêt public sera en mesure de produire des éléments de preuve provenant de personnes touchées en fonction de leur relation.
  • Les engagements : Compte tenu des obligations professionnelles des juristes, l’engagement d’un avocat à fournir une preuve pourrait contribuer à convaincre un tribunal qu’un contexte factuel suffisant sera présenté au procès. Cependant, à lui seul, un engagement sera rarement suffisant.
  • Les éléments de preuve concrets : Bien qu’une partie n’y soit pas tenue, fournir des éléments de preuve concrets peut constituer une façon claire et convaincante de répondre à une contestation de la qualité pour agir présentée à un stade préliminaire de l’instance. Il peut s’agir, par exemple, d’une liste des témoins éventuels et des preuves qui seront présentées.

Ces facteurs permettent de clarifier l’analyse des questions litigieuses en instance. Pour conclure, la Cour suprême du Canada a mis en garde contre le recours à la « mesure radicale qui consiste à ne pas reconnaître la qualité pour agir » lorsque d’autres stratégies bien reconnues en matière de gestion des litiges pourraient assurer l’utilisation efficiente et efficace des ressources judiciaires. 

Les tribunaux conservent tout de même la faculté de réexaminer la question de la qualité pour agir à un stade ultérieur afin que les demandeurs s’efforcent de présenter un contexte factuel suffisamment concret et élaboré. Un défendeur qui souhaite ce réexamen peut présenter une demande en ce sens seulement s’il est survenu un changement important qui soulève un doute sérieux quant à la capacité de la partie représentant l’intérêt public de présenter un contexte factuel suffisamment concret et élaboré, et que les stratégies parallèles de gestion des litiges ne conviennent pas pour répondre à cette lacune.

Application du test

Lors de l’audience, le CCD a demandé l’autorisation d’interjeter un appel incident de l’ordonnance. La Cour a accédé à la demande du CCD, reconnaissant que renvoyer l’affaire pour un réexamen ne ferait qu’occasionner d’autres retards et qu’il était dans l’intérêt de la justice de traiter immédiatement la question de la qualité pour agir. La Cour a appliqué le test énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside et souligné que, contrairement aux tribunaux inférieurs, elle allait soupeser l’ensemble des facteurs de façon cumulative, souple et téléologique.

Question sérieuse et justiciable

La Cour suprême du Canada a statué que les actes de procédure du CCD étaient bien rédigés et soulevaient une question sérieuse, notamment le traitement psychiatrique forcé des personnes ayant une déficience mentale, précisant que cette question est « loin d’être futile » et est « importante ». Les allégations révèlent des faits et une cause d’action qui, s’ils étaient avérés, pourraient appuyer une demande fondée sur la Charte.

Intérêt véritable

La Cour suprême du Canada a statué que la vaste expérience du CCD en matière de défense des personnes handicapées était suffisante pour démontrer un « lien avec l’action » et un « intérêt quant aux questions ». Elle a rejeté l’argument du PGCB selon lequel les activités du CCD devraient être plus étroitement axées sur les personnes atteintes de maladie mentale pour que soit justifiée la reconnaissance de la qualité pour agir.

Manière raisonnable et efficace 

Pour examiner ce facteur, la Cour suprême du Canada s’est appuyée sur quatre « questions interdépendantes » soulevées dans l’arrêt Downtown Eastside.

i. La capacité du demandeur d’engager la poursuite : La Cour suprême du Canada était convaincue que le CCD possédait l’expertise et les ressources pour engager l’action et qu’il serait en mesure de présenter un « contexte factuel suffisamment concret et élaboré ». Puisque les activités du CCD sont dirigées à la fois « par » et « pour » des personnes ayant une déficience, la Cour a jugé raisonnable d’inférer que le CCD avait la capacité de présenter des éléments de preuve provenant de personnes directement touchées. De plus, comme les actes de procédure avaient révélé que la cause pouvait être débattue au regard de la loi et non à la lumière de faits particuliers, et comme la poursuite n’était encore qu’au stade des actes de procédure, la Cour ne s’attendait pas à recevoir beaucoup d’éléments de preuve. Elle était également rassurée par l’engagement de l’avocat du CCD de fournir des éléments de preuve de la situation concrète de patients en particulier.

ii. La question de savoir si la cause est d’intérêt public et quelle incidence elle aura sur l’accès à la justice : La Cour suprême du Canada était convaincue que la poursuite du CCD soulevait des questions d’importance pour le public qui transcendaient ses intérêts immédiats, et que le litige était susceptible de toucher un grand nombre de personnes. Elle a également affirmé que reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public en l’espèce favorisera l’accès à la justice aux membres d’un groupe désavantagé (c’est-à-dire les personnes ayant une déficience mentale) qui, historiquement, a fait face à d’importants obstacles.

iii. La question de savoir s’il y a d’autres manières d’engager la poursuite, y compris des recours parallèles : La Cour suprême du Canada a rejeté l’affirmation du PGCB selon laquelle une action collective en Colombie-Britannique était un meilleur moyen de soumettre ces questions, soulignant l’incertitude quant à l’autorisation de telles actions et le fait qu’elles sont habituellement axées sur l’obtention de dommages-intérêts plutôt que sur l’invalidation d’une loi inconstitutionnelle.

iv. L’incidence éventuelle de l’action sur les droits d’autres personnes : Bien que le PGCB ait fait valoir que l’action du CCD pouvait porter préjudice aux personnes qui appuient les dispositions contestées, la Cour a rejeté l’idée selon laquelle le soutien à une loi devrait la mettre à l’abri d’une contestation constitutionnelle.

Mise en balance cumulative

Après avoir soupesé chaque facteur, la Cour suprême du Canada a exercé son pouvoir discrétionnaire afin de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Elle a souligné que si le CCD ne présente pas avec diligence le contexte factuel promis, le PGCB pourra demander le réexamen de la question de la qualité pour agir.
La Cour a également pris la mesure exceptionnelle d’accorder au CCD des dépens spéciaux sur la base de l’indemnisation intégrale, rappelant que les questions de fond n’avaient toujours pas été examinées après six années de litige en raison de la remise en question de la qualité pour agir du CCD par le PGCB.

Points à retenir 

  • La présence d’un codemandeur directement touché n’est pas requise pour que le tribunal reconnaisse la qualité pour agir d’une partie représentant l’intérêt public, tant que cette dernière est en mesure d’établir un contexte factuel suffisamment concret et élaboré.
  • L’approche souple qui reconnaît le pouvoir discrétionnaire des juges quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public doit être guidée par tous les objectifs sous-jacents à la reconnaissance de la qualité pour agir. Aucun objet, principe ou facteur particulier n’a préséance dans l’analyse.
  • La décision de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public relève du pouvoir discrétionnaire et dépend des faits et du contexte. Le but est d’établir un véritable équilibre entre les objectifs qui militent pour la reconnaissance de la qualité pour agir et ceux qui militent pour restreindre cette reconnaissance.
  • Nos tribunaux décourageront le rejet d’une demande sur la base de la qualité pour agir dans l’intérêt public aux premières étapes d’un litige.

Cette décision, qui clarifie les règles de droit relatives à la qualité pour agir dans l’intérêt public et confirme qu’un litige d’intérêt public peut être instruit sans qu’un demandeur directement touché y participe, aura une énorme incidence sur l’accès à la justice, en particulier chez les groupes marginalisés qui n’ont pas nécessairement les ressources voulues pour intenter des procédures. 

Si vous avez des questions sur cette décision de la Cour suprême du Canada, n’hésitez pas à communiquer avec l’une des personnes-ressources ci-dessous. 

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