Dans les litiges complexes impliquant plusieurs parties défenderesses ayant participé à la construction d’un immeuble, le temps est rarement un allié.
Prenons l’exemple d’un projet résidentiel réalisé au début des années 2000. Une décennie suivant sa construction, des infiltrations d’eau ou encore des fissures sont constatées. Après plusieurs expertises par divers professionnels réalisées sur plusieurs mois, voire des années, les constats émis à un stade préliminaire suggèrent alors une pléiade d’erreurs par les divers intervenants, que ce soit au niveau de la conception, de l’exécution ou même de la surveillance des travaux.
La suite, on la devine facilement. Des procédures judiciaires sont dès lors instituées à l’encontre de plusieurs parties défenderesses incluant promoteurs, vendeurs, architectes, ingénieurs, entrepreneurs, sous-traitants et autres professionnels impliqués dans la construction de l’immeuble en question.
Dans ce contexte où certains faits remontent à bien longtemps, défendre un tel dossier peut alors devenir un exercice périlleux. Pourquoi? Parce que les témoins, bien qu’ils soient de bonne foi, peinent à se souvenir d’évènements si lointains. De plus, les documents ont disparu puisqu’ils proviennent d’une époque où les archives papier étaient conservées seulement quelques années, puis détruites après 5, 7 ou 10 ans. Certaines des parties qu’il serait souhaitable d’impliquer ont même cessé d’exister.
Comment assurer une défense pleine et entière dans un tel climat? Cet article propose une réflexion sur l’impact des délais prolongés, notamment lorsqu’il est question de l’administration de la preuve en défense.
Le passage du temps : l’ennemi de la preuve
Le temps qui passe joue évidemment contre la reconstitution des faits, et ce, pour l’ensemble des parties. Sur le plan humain, soit les témoins clés ne sont plus disponibles pour une panoplie de raisons pouvant inclure un décès, une retraite, un déménagement ou tout simplement une perte de contact, soit, pour ceux qui sont encore là, leurs souvenirs sont souvent vagues ou imprécis.
La mémoire est faillible, surtout lorsque les faits remontent à plusieurs décennies. Cela ne veut pas dire que la crédibilité d’un témoin en sera affectée, mais simplement qu’il aura de la difficulté à expliquer des faits de l’époque qui pourraient pourtant dans certains cas être utiles tant pour la demande que la défense.
Les documents, eux aussi, sont rarement intacts ou complets avec le temps qui passe. Les obligations de conservation documentaire ont des limites temporelles. Par exemple, plusieurs ordres professionnels au Québec exigent une période minimale pour la conservation des dossiers1. Après cette période, les documents peuvent être légalement détruits. Cela signifie que plusieurs documents clés, comme les plans, les rapports, les communications ou les devis, peuvent avoir disparu bien avant qu’un litige ne prenne forme.
Nonobstant l’absence de ces documents clés, les experts des parties pourront bien évidemment faire des constats en inspectant les lieux. Toutefois, leurs conclusions devront prendre en considération les codes et les standards qui s’appliquaient à l’époque.
L’incidence sur les droits de la défense
Bien souvent, l’incidence sur les droits de la défense sera dans un premier temps monétaire. Il faudra en effet, dès la réception d’une poursuite en justice, déployer tous les efforts nécessaires pour tenter de retrouver tant bien que mal le plus d’éléments de preuve possible.
L’ensemble des procureurs au dossier auront le même objectif et s’ensuivront alors des demandes de pré-engagement, de même que des interrogatoires plus longs (donc plus coûteux à préparer et à mener) avec des témoins qui peinent à répondre aux questions, non par manque de volonté comme on l’a indiqué plus haut, mais parce que ceux-ci n’ont plus souvenir des faits. Des engagements supplémentaires seront souscrits dans l’espoir qu’un document clé puisse refaire surface, mais le temps déployé pour effectuer la recherche de tous ces documents perdus représente souvent un enjeu important pour les clients.
Suivant la fin de l’enquête, tout ce qu’il aura été possible d’obtenir sera alors remis aux experts qui devront alors, à l’aide des informations dont ils disposent, soit tenter de départager la responsabilité de tous et chacun, soit conclure à une absence de responsabilité.
Lorsque malgré tous les efforts prodigués, la responsabilité des défendeurs vis-à-vis la preuve présentée par la demande demeure toujours incertaine, un choix difficile va s’imposer : poursuivre jusqu’à procès ou régler en cours de route pour éviter l’incertitude et les frais qui s’additionnent?
Les outils à la disposition des défendeurs
Quels outils peuvent être utilisés et mis de l’avant dans un tel contexte où le temps joue en défaveur des parties?
- Moyens procéduraux : Bien qu’il soit difficile à un stade préliminaire de demander le rejet d’une action sur la base de la prescription extinctive2, un tel argument peut toujours être mis de l’avant et plaidé au juge du fond qui entendra le procès lorsque les défendeurs estiment qu’un demandeur a tardé à agir, et ce, dès la manifestation des premiers signes révélateurs de problématiques.
- Appel en garantie ou mise en cause forcée : Si pour quelque raison que ce soit le demandeur fait le choix d’intenter sa poursuite uniquement contre son promoteur-vendeur ou son entrepreneur général alors que son rapport d’expertise met en lumière plusieurs déficiences relevant de divers professionnels et sous-traitants impliqués dans le projet initial faisant l’objet du litige, le défendeur principal n’aura alors d’autres choix que de tous les appeler en garantie ou les mettre en cause. De plus, nonobstant que l’ajout de défendeurs puisse avoir pour effet bien souvent et malgré la bonne volonté de tous les procureurs impliqués de ralentir la mise en état du dossier, la présence de tous les intervenants dans un dossier datant de plusieurs années permet de tenter le mieux possible d’aller chercher tous les éléments de preuve disponibles auprès de toutes les parties.
- Gestion proactive du litige : En défense, il faut rapidement se positionner vis-à-vis un tel litige et utiliser les outils procéduraux à notre disposition pour limiter notamment les demandes inutiles et répétitives ainsi que les interrogatoires au préalable, parfois peu utiles, afin de concentrer les efforts sur la preuve existante et les moyens à notre disposition pour faire progresser le débat. Tel qu’expliqué ci-après, il est important de mobiliser rapidement des experts et cibler les enjeux sur lesquels ils devront se prononcer.
- Expertise : Lorsque le temps a effacé la preuve documentaire et les témoins clés, l’expertise devient alors un levier central pour la défense. L’expert devra donc procéder à son analyse du dossier sans preuve nécessairement factuelle provenant des témoins de l’époque. Il devra souvent faire plus d’une visite des lieux, se pencher sur les normes de l’époque en vigueur pour rendre une opinion qui permettra éventuellement au tribunal de tirer des conclusions probantes de son expertise, et ce, malgré l’écoulement du temps.
Points à retenir
Le passage du temps, qui a pour effet d’éroder la qualité de la preuve, le fait souvent au détriment des défendeurs et cette réalité est particulièrement marquée dans l’exemple donné en début d’article concernant un immeuble construit il y a fort longtemps.
Lorsqu’un recours est intenté plusieurs années après les faits, les défendeurs se retrouvent à combattre l’oubli, l’absence de témoins clés et la disparition des documents.
Non seulement la justice impose évidemment de tenir compte de cet effritement de la preuve, mais plusieurs outils et moyens demeurent à la disposition des défendeurs pour atténuer les effets néfastes du temps qui passe. Les juges devront néanmoins trancher un litige et rendre leur jugement en se basant sur des éléments fiables.
Enfin, cette problématique rappelle l’importance cruciale de la gestion documentaire dans les secteurs à long cycle de vie. Par exemple, les firmes de construction et les divers professionnels doivent peut-être repenser leurs stratégies d’archivage et envisager des solutions technologiques pérennes qui vont au-delà de leurs obligations.
La devise première de la justice est qu’elle repose sur la vérité, mais encore faut-il que cette vérité soit pour le moins documentée, retrouvable et défendable — même trente ans plus tard.