une main qui tient une guitare

Perspectives

La Cour suprême examine une demande de provision pour frais à la lumière des principes de réconciliation

Ce qu’il faut savoir

Le 18 mars 2022, la Cour suprême du Canada a fait connaître sa décision relative à l’affaire Anderson c. Alberta (Procureur général), 2022 CSC6, concernant la possibilité d’octroyer la provision pour frais réclamée par le gouvernement d’une Première Nation. Dans un rare verdict unanime, communiqué par les juges Karakatsanis et Brown, la Cour a tranché en faveur de la Beaver Lake Cree Nation, estimant que la Première Nation pourrait avoir droit à une provision pour frais si ses ressources financières ne lui permettaient pas de payer ses frais juridiques, compte tenu de ses « besoins pressants ».

Cette décision améliore grandement l’accès à la justice des Premières Nations, pour qui la résolution de litige est un processus souvent long, complexe et coûteux. Elle fait aussi état de la volonté de la Cour d’appliquer la loi de façon à renforcer les principes de la réconciliation.

Contexte

En 2008, la cheffe de bande Germaine Anderson a engagé une poursuite contre le gouvernement fédéral et le gouvernement de l’Alberta en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982,en son propre nom et en qualité de représentante de l’ensemble des bénéficiaires du Traité no 6 de la Beaver Lake Cree Nation ainsi que de la Beaver Lake Cree Nation elle-même (collectivement, Beaver Lake).

La Première Nation prétend que le Canada et l’Alberta ont enfreint leurs engagements au regard du Traité no 6 et ont par conséquent compromis son mode de vie traditionnel – notamment son droit de chasser et de pêcher sur les terres qui lui ont été cédées par traité – en ayant irrégulièrement permis que ses terres soient consacrées au développement industriel et à l’exploitation des ressources.

Un procès de 120 jours est censé débuter en janvier 2024. Beaver Lake estime que ses ressources financières ne suffiront pas à couvrir ses frais juridiques jusqu’à la conclusion du procès, vu la longueur des procédures entourant les droits fonciers et compte tenu du fait qu’elle a déjà dépensé environ 3 M$ et prévoit débourser 5 M$ supplémentaires; elle a par conséquent demandé à la Cour du banc de la Reine de l’Alberta d’exiger que les intimés lui versent des provisions pour frais.

Bien que la Cour ait conclu que Beaver Lake disposait de plus de 3 M$ en fonds sans restrictions qui auraient pu servir à payer ses frais juridiques, la juge chargée de la gestion de l’instance a statué que Beaver Lake était impécunieuse vu la pauvreté de la communauté et les autres besoins auxquels elle devait subvenir. Elle a donc ordonné aux gouvernements fédéral et provincial de payer chacun 300 000 $ par année pour financer la poursuite de Beaver Lake. La Cour d’appel a annulé cette décision, concluant que la juge chargée de la gestion de l’instance avait fait erreur en concluant à l’impécuniosité de Beaver Lake alors qu’elle disposait de ressources financières, mais avait choisi de les affecter à d’autres priorités.

Décision unanime

La Cour devait essentiellement évaluer comment une Première Nation peut démontrer son impécuniosité alors qu’elle a accès à des ressources qu’elle peut affecter au financement d’une poursuite mais qu’elle dit devoir consacrer à des dépenses concurrentes.

La Cour a maintenu la validité des trois conditions absolues que le demandeur doit satisfaire pour avoir droit à une provision pour frais, énoncées dans l’arrêt Okanagan :

  1. le demandeur n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal (le « critère d’impécuniosité »);
  2. l’affaire vaut prima facie d’être instruite;
  3. les points en cause doivent dépasser l’intérêt personnel du plaideur et constituer des questions d’importance pour le public.1

La Cour a fondé sa décision sur l’étude de la première condition du critère d’octroi d’une provision pour frais, soit déterminer si Beaver Lake n’avait véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige.

Elle a estimé que bien que le critère du seuil d’impécuniosité soit élevé, il demeure suffisamment souple pour prendre en compte la réalité des gouvernements des Premières Nations et l’importance de favoriser l’atteinte de l’objectif de réconciliation. Elle s’est toutefois aussi penchée sur la façon dont les tribunaux devraient évaluer une demande d’impécuniosité provenant de gouvernements des Premières Nations. Elle a examiné les passages concernant l’impécuniosité dans les arrêts Okanagan et Little Sisters puis s’est demandé comment définir le critère dans le cas où une Première Nation affirme qu’elle n’a « véritablement pas les moyens de payer » et qu’il lui est « impossible de procéder » [sic] puisqu’elle doit affecter ses ressources financières à d’autres fins.

La Cour a rejeté les propositions des divers intervenants, y compris celle voulant que le gouvernement d’une Première Nation doit être présumé impécunieux, et a déterminé que les tribunaux devraient prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne. Par conséquent, pour analyser l’impécuniosité d’une Première Nation, il faut examiner ses besoins pressants du point de vue de son gouvernement, qui fixe ses priorités et est le mieux placé pour cerner ses besoins.
Selon la Cour, le gouvernement d’une Première Nation est impécunieux si le fait d’avoir accordé la priorité aux besoins pressants l’a rendu incapable de financer un litige d’intérêt public. Elle a clairement établi que pour appliquer le critère d’impécuniosité dans ce contexte, un juge doit pouvoir :

  • cerner les besoins pressants du demandeur;
  • déterminer quelles ressources sont requises pour répondre à ces besoins;
  • évaluer les ressources financières du demandeur;
  • estimer combien il en coûtera pour financer le litige.

Application du critère

La Cour a considéré les quatre volets du critère d’impécuniosité en se fondant sur le fait que les ressources disponibles doivent pouvoir être affectées à d’autres besoins pressants.

1. Cerner les besoins pressants du demandeur

Selon la Cour, un demandeur ayant accès à des ressources financières doit prouver qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige parce qu’il a besoin de ces ressources pour répondre à d’autres besoins pressants.

Il faut déterminer ce que constituent des besoins pressants au regard des faits, puisque les Premières Nations peuvent avoir différentes structures de gouvernance, dispositions de financement et priorités. Lorsque le demandeur est une Première Nation, les tribunaux doivent déterminer ce qui constitue pour elle un besoin pressant dans l’optique de la réconciliation, soit en observant ce à quoi elle a accordé la priorité dans le passé.

Dans la présente affaire, la Cour suprême a déterminé que la juge chargée de la gestion de l’instance avait adéquatement cerné les besoins pressants de Beaver Lake, qui a fourni des preuves démontrant, entre autres, l’insécurité alimentaire de la communauté, l’inadéquation de l’infrastructure, le manque de ressources en santé et la pauvreté en général.

2. Déterminer les ressources requises pour répondre à ces besoins

Pour avoir droit à une provision pour frais, un demandeur doit produire une preuve des frais à engager pour répondre à ses besoins et de la mesure dans laquelle il n’est pas capable d’assumer ces frais. Si le demandeur a accès à des ressources susceptibles de servir à payer les frais occasionnés par le litige, il doit démontrer qu’elles sont affectées à des besoins pressants (par exemple, en fournissant un plan d’utilisation).

La Cour suprême a conclu que la juge chargée de la gestion de l’instance n’avait pas établi les coûts estimés des besoins pressants de Beaver Lake, ni dans quelle mesure celle-ci était dans l’incapacité d’assumer ces frais. De plus, la juge n’a reçu aucune preuve lui permettant de quantifier les ressources financières nécessaires pour voir aux besoins pressants de Beaver Lake ou de déterminer le manque à gagner pour y subvenir. Par exemple, les états financiers seuls ne démontraient pas les besoins actuels ou futurs de Beaver Lake, non plus qu’ils n’expliquaient en quoi le financement fédéral était inadéquat.

3. Évaluer les ressources financières du demandeur

Lorsque le demandeur a accès à des ressources qui pourraient servir à payer les frais occasionnés par le litige (par exemple du financement privé ou un prêt), il doit expliquer pourquoi elles ne peuvent le faire. Si l’intimé conteste la prétention du demandeur suivant laquelle certaines ressources financières sont affectées à des besoins pressants, le demandeur peut être tenu de justifier des dépenses précises. Puisque les provisions pour frais constituent une mesure de dernier recours, le demandeur doit aussi démontrer qu’il a tenté de trouver d’autres sources de financement.

Dans la présente affaire, la Cour suprême a statué que la juge chargée de la gestion de l’instance avait raison d’estimer que Beaver Lake disposait de plusieurs millions de dollars pour couvrir les frais occasionnés par le litige. Toutefois, des éléments de preuve supplémentaires auraient permis au tribunal de déterminer plus précisément par quelles ressources Beaver Lake aurait pu avoir accès à ces fonds. Plus particulièrement, elle a souligné que Beaver Lake avait accès aux fonds de deux fiducies et qu’elle n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu’elle avait tenté d’obtenir un prêt en vue du litige.

4. Estimer combien il en coûtera pour financer le litige

Après avoir évalué les ressources financières à la disposition du demandeur, la mesure dans laquelle il doit affecter ces ressources à des besoins pressants et le coût estimé des frais occasionnés par le litige, le tribunal peut décider si le demandeur a des ressources excédentaires grâce auxquelles il peut financer le litige en tout ou en partie. Un demandeur requérant une provision pour frais doit soumettre un plan de financement du litige à jour pour que le tribunal puisse au moins avoir une idée de ce qu’il en coûtera pour poursuivre l’instance.

Points à retenir

La Cour a affirmé que le critère d’octroi d’une provision pour frais demeure strict et qu’une telle mesure doit continuer d’être un dernier recours. La Cour suprême a renversé la décision de la Cour d’appel de l’Alberta et a renvoyé l’affaire à la juge chargée de la gestion de l’instance.

Voici les points à retenir de cette décision :

  •  La réconciliation oblige les tribunaux à examiner les besoins pressants du gouvernement d’une Première Nation de son point de vue, en tant qu’entité qui doit fixer ses propres priorités et est la mieux placée pour déterminer ses besoins.
  • Le gouvernement d’une Première Nation peut satisfaire au critère d’impécuniosité et avoir droit à une provision pour frais bien qu’il dispose des ressources financières lui permettant de financer le litige, si ces ressources doivent être affectées à des besoins pressants.
  • Un demandeur doit fournir une preuve considérable pour démontrer qu’il ne dispose pas des ressources requises pour couvrir les frais occasionnés par le litige. Le gouvernement d’une Première Nation qui a accès à des ressources susceptibles de financer un litige peut satisfaire au critère d’impécuniosité s’il détaille ses besoins pressants et démontre que ces ressources ne peuvent couvrir à la fois ses besoins et le litige.
  • Du point de vue d’une Première Nation, voir aux lacunes en matière de logement, d’infrastructure et de programme sociaux fondamentaux constitue un besoin pressant auquel il faut affecter des ressources. La Cour a rejeté la définition de « besoins pressants » de la Cour d’appel, soit des « dépenses discrétionnaires consacrées aux améliorations souhaitables », affirmant qu’il s’agissait plutôt de « dépenses consacrées aux besoins essentiels ».
  • L’avenir nous montrera comment les tribunaux appliqueront le principe des besoins pressants à d’autres affaires. Bien que cette cause concerne les gouvernements des Premières Nations, la Cour estime que ce principe a une application plus vaste, disant qu’« un demandeur n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige si, et seulement si, il ne peut répondre à ses besoins pressants tout en finançant le litige ».
  • Tout élargissement de la définition du principe des besoins pressants afin d’obtenir une provision pour frais, au-delà des affaires concernant les gouvernements des Premières Nations, pourrait avoir une incidence plus globale sur l’accès à la justice et ouvrir de nouveaux horizons aux parties à un litige d’intérêt public ayant besoin de ressources financières pour aller de l’avant. Celles-ci devront toutefois continuer de satisfaire aux exigences rigoureuses du critère. Malgré tout, la cour aura toujours le dernier mot.

1 Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, par. 40 [Okanagan]; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, par. 49 [Little Sisters].

Principaux contacts