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Perspectives

Un véritable jeu de Jenga : comprendre les défis des instances multiterritoriales

Réimpression avec l’autorisation de LexisNexis Canada Inc., tiré du Class Action Defence Quarterly, édité par Eliot N. Kolers, droit d’auteur 2023.

L’Ontario a récemment modifié sa législation sur les recours collectifs pour y inclure des dispositions multiterritoriales semblables à celles qui existent déjà en Colombie-Britannique, en Alberta et en Saskatchewan1. Ces dispositions ont été très peu examinées par les tribunaux, mais les décisions déjà rendues donnent un aperçu des situations qui permettent ou non à un tribunal de certifier (ou de suspendre) un recours collectif multiterritorial dont il est saisi, ainsi que des délais à respecter pour l’examen d’une telle demande. Jusqu’à présent, cette analyse était axée sur l’étape atteinte dans l’instance et sur le plan de la poursuite, mais les tribunaux ont clairement indiqué la nécessité de tenir compte de toutes les circonstances pertinentes avant de choisir le territoire où tout ou partie des questions communes seront tranchées.

Le cadre législatif

Les dispositions concernant les instances multiterritoriales exigent que le tribunal, lorsqu’il examine si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les questions communes avant d’accorder la certification, détermine si une instance multiterritoriale portant sur un objet similaire a été engagée ailleurs au Canada et, dans l’affirmative, s’il convient de résoudre tout ou partie des questions communes dans le cadre de l’instance engagée ailleurs. Pour rendre cette décision, le tribunal :

  1. se laisse guider par les objectifs suivants :
    1. veiller à ce qu’il soit dûment tenu compte des intérêts de toutes les parties dans chacun des territoires compétents,
    2. veiller à ce que les fins de la justice soient servies,
    3. éviter le risque de jugements inconciliables, dans la mesure du possible,
    4. promouvoir l’économie des ressources judiciaires;
  2. tient compte de tous les facteurs pertinents, notamment :
    1. le fondement allégué de la responsabilité et les lois applicables.
    2. l’étape de chaque instance qui a été atteinte,
    3. le plan du recours collectif multiterritorial proposé, y compris sa viabilité, la capacité et les ressources à disposition pour faire avancer l’instance au nom du groupe,
    4. l’endroit où se trouvent les membres du groupe et les représentants des demandeurs dans chaque instance, notamment la capacité d’un représentant des demandeurs à y participer et à représenter les intérêts des membres du groupe,
    5. l’endroit où se trouvent les éléments de preuve et les témoins.

Les tribunaux sont tenus de se pencher sur chacun de ces facteurs. C’est au juge saisi de la demande qu’il appartient de déterminer l’importance à accorder ou non à ces considérations, ainsi qu’à d’autres facteurs pertinents.

L’approche de la Colombie-Britannique

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a récemment été appelée à déterminer si une action intentée en Colombie-Britannique devait être certifiée en tant qu’instance nationale multiterritoriale avec option de retrait, alors que d’autres actions concurrentes intentées ailleurs (mais qui n’avaient pas encore reçu l’approbation du tribunal) avaient donné lieu à des règlements à l’amiable.

Dans l’affaire N&C Transportation Ltd. v. Navistar International Corporation, 2022 BCCA 164, confirmant 2021 BCSC 2046 (N&C), le tribunal était aux prises avec six actions concurrentes (et consortiums concurrents) dont deux (les actions du Québec et de l’Alberta), avaient abouti à un règlement avec les défendeurs, sous réserve de l’approbation du tribunal. L’instance en Colombie-Britannique avait déjà été certifiée comme action collective nationale avec option de participation et la demande présentée au tribunal visait à la certifier en tant qu’action collective nationale multiterritoriale avec option de retrait, ce qui signifie que les membres du groupe situés en dehors de la province seraient automatiquement inclus, à moins qu’ils effectuent des démarches individuelles pour s’en retirer. En examinant l’étape atteinte dans les autres instances similaires, le tribunal a noté que l’action québécoise avait été autorisée, que des avis du règlement proposé avaient été diffusés et qu’une audience avait été fixée pour examiner le règlement proposé. Dans l’action de l’Alberta, malgré l’entente de règlement soumise à l’approbation du tribunal, il a fallu remplacer le représentant des demandeurs et aucune demande de nomination n’a été prévue, le recours n’a pas été certifié et aucune demande de certification n’est en instance (même aux fins du règlement).

À la lumière de ces observations, le tribunal a jugé que l’étape avancée de l’action du Québec permettait d’exclure les résidents du Québec de l’action intentée en Colombie-Britannique. Mais il a aussi constaté que l’action intentée en Alberta n’était pas plus avancée que celle de la Colombie-Britannique, dont aucun facteur ne justifiait la suspension au profit de l’instance menée en Alberta. Sur l’ensemble de l’analyse, le tribunal a déterminé que l’importante superposition de faits entre les poursuites favorisait la certification de celle de la Colombie-Britannique en tant qu’action collective nationale multiterritoriale avec option de retrait, sauf pour les résidents du Québec, qui en étaient expressément exclus. Ce résultat a été confirmé en appel.

Au soutien de la décision du tribunal de première instance, la Cour d’appel a fait remarquer que la législation autorise un tribunal à modifier ultérieurement une ordonnance de certification, à la demande d’une partie ou d’un membre du groupe. Cette option procédurale permettrait soit de réintégrer des résidents du Québec (si le règlement n’était pas approuvé), soit d’exclure d’autres personnes de l’ordonnance de certification (par exemple, si un règlement était négocié et approuvé en Alberta). L’existence de ces dispositions prouve qu’il n’était pas nécessaire de suspendre la demande de modification pour attendre l’issue de la demande d’approbation du règlement au Québec et d’une demande d’approbation similaire en Alberta (si une telle demande devait être introduite).

Un exercice de comparaison

En Alberta et en Saskatchewan, la législation sur les recours collectifs contient des dispositions multiterritoriales et des considérations similaires à celles de la législation de la Colombie-Britannique. C’est pourquoi les tribunaux de ces provinces ont suivi l’approche de la Colombie-Britannique dans leurs analyses des questions multiterritoriales. Il va sans dire que chaque cas dépend des faits qui lui sont propres et du dossier présenté au tribunal.

Dans l’affaire Kohler v. Apotex Inc, 2015 ABQB 610, l’exercice de comparaison entre les recours de l’Alberta et de l’Ontario a conduit le tribunal à conclure que la plupart des facteurs étaient « neutres » (ne favorisant ni l’une ni l’autre instance), mais que, au vu du dossier présenté au tribunal, l’étape atteinte dans l’instance était déterminante. Le recours de l’Alberta en était à l’audience de certification, tandis que la seule étape franchie en vue de la certification dans le recours de l’Ontario était une réunion pour discuter du calendrier d’une éventuelle demande de certification (et il n’était pas précisé si la réunion avait effectivement eu lieu).

Dans les affaires Ammazzini v. Anglo American PLC, 2016 SKQB 53 conf. par 2016 SKCA 164 (Ammazzini) et Ravvin v. Canada Bread Company, Limited, 2019 ABQB 686 conf. par 2020 ABCA 424 (Ravvin), l’instance devant le tribunal a été suspendue en faveur d’une instance multiterritoriale menée en Ontario qui, dans les deux cas, a été jugée plus avancée (malgré le fait que les documents de certification avaient déjà été remis dans les provinces des Prairies).

Dans Ammazzini, le tribunal a conclu que le consortium C.-B.-Ontario avait fait le gros du travail dans l’affaire et qu’en pareil contexte, le recours de la Saskatchewan faisait double emploi. Si la Saskatchewan est parvenue plus rapidement à une audience de certification, cela ne signifie pas que son recours était rendu à une étape plus avancée. Le tribunal a estimé que l’étape atteinte et les plans proposés pour les recours favorisaient la poursuite de l’instance en Ontario. Le tribunal a suspendu le recours de la Saskatchewan sous réserve de la certification du recours de l’Ontario, faute de quoi cette suspension pourrait être levée.

Encore une fois, dans Ravvin, l’instance de l’Ontario a été jugée plus avancée, puisqu’elle se déroulait selon un calendrier prévoyant une audience de certification, tandis que dans l’instance de l’Alberta, même si l’une des entreprises plaignantes avait déjà fourni les documents de certification, il subsistait un désaccord entre les deux parties sur la question du transport. Le tribunal n’a dégagé aucun facteur pouvant justifier une action distincte et redondante en Alberta.

Calendrier : application de dispositions multiterritoriales pour suspendre l’instance dans le « contexte de la certification ».

Bien que les dispositions multiterritoriales fassent partie des critères de certification, le tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’entendre les arguments sur cette question avant les autres facteurs de certification. Il convient de tenir une audience avant l’autre certification lorsque le juge chargé de la gestion de l’affaire a une compréhension suffisante de la nature et des particularités de l’instance de l’action collective proposée et qu’il n’examine pas les questions pertinentes en l’absence de toute preuve.

Dans Ammazzini et Ravvin, les cours d’appel ont approuvé l’ordre de l’audience et de la décision relatives aux demandes de suspension, qui avaient été introduites avant l’audience de certification, en réponse aux documents de certification.

Points à retenir

Voici ce qu’il ressort des affaires récentes :

  • Dans l’analyse comparative, ce n’est pas nécessairement l’instance dont le dossier de certification est délivré en premier qui sera perçue comme la plus avancée.
  • Pour les demandes de suspension fondées uniquement sur les dispositions multiterritoriales et visant à éviter la duplication des actions dans plusieurs territoires, il faudra peut-être attendre que le demandeur fournisse ses documents à l’appui de la demande de certification.
  • Un règlement peut faciliter l’analyse comparative au regard des dispositions multiterritoriales, ce qui permet d’exclure de l’action collective nationale le groupe visé par le règlement, à condition que soient prises assez rapidement les mesures nécessaires à l’approbation du règlement.

Pour les défendeurs visés par des demandes non coordonnées dans plusieurs provinces ou territoires, les affaires évoquées ci-dessus montrent le risque qu’ils courent encore de devoir se défendre dans plusieurs instances à la fois. Ces problèmes sont aggravés par la rareté des outils qui permettent de réduire efficacement à un stade préliminaire de l’instance les chevauchements ou les doubles emplois entre des demandes concurrentes, et ce, en dépit des règlements intervenus à certains endroits.

Si vous avez besoin d’aide pour gérer des instances multiterritoriales, n’hésitez pas à contacter l’un des interlocuteurs privilégiés ci-dessous.


1 Ontario : Loi de 1992 sur les recours collectifs, par. 5(6), 5(7); C.-B. : Class Proceedings Act, par. 4(3), 4(4), et art. 4.1; Alberta : Class Proceedings Act, para. 5(6) à (8) et art. 9.1; Saskatchewan : Loi sur les recours collectifs, para. 6(2), 6(3) et art. 6.1.

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